Economie

Changements climatiques : depuis 50 ans, le groupe pétrolier Total était au courant, mais il a entretenu le doute

Total, rebaptisé en mai dernier TotalEnergies savait, depuis 1971, que les activités pétrolières avaient un impact sur le réchauffement climatique.

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Par Jean-François Noulet avec agences

C’est une plongée dans les archives de Total, notamment la revue de Total, destinée à sa communication, à laquelle se sont consacrés des chercheurs français, un sociologue et deux historiens, dans un article scientifique publié ce 19 octobre. Ils voulaient mettre en lumière la manière avec laquelle Total a fait face aux résultats des recherches dans les sciences du climat, ces 50 dernières années.

Il apparaît que, dès 1971, Total avait connaissance des effets néfastes de ses activités pour le climat. Cependant, le groupe pétrolier a entretenu le doute pendant de nombreuses années, a cherché à contrecarrer les efforts pour limiter le recours aux énergies fossiles.

Ce n’est que dans les années 90, avec les rapports du Giec, la conférence de Rio, le Protocole de Kyoto que Total changera d’attitude par rapport aux changements climatiques. 

On savait déjà que les grands groupes pétroliers, notamment américains, avaient pesé de tout leur poids contre les théories du changement climatique et qu’ils avaient financé des climatosceptiques. Les pétroliers français n’étaient donc pas en reste.

Dès 1971, on sait, mais on passe sous silence ou on minimise

Comme beaucoup d’entreprises, surtout celles de grande taille, le groupe Total attache depuis longtemps de l’importance à sa communication. 

Comme d’autres entreprises, Total a publié, au cours de son histoire, de nombreux documents et articles, notamment dans des revues et magazines que le groupe a lui-même édités. C’est notamment sur ces documents que Christophe Bonneuil, directeur de recherche au CNRS, Pierre-Louis Choquet, sociologue à Sciences Po, et Benjamin Franta, chercheur en histoire à l’université américaine de Stanford, se sont penchés dans les archives du groupe pétrolier ainsi que dans celles de Elf, autre grand pétrolier français, rival de Total jadis, mais faisant, depuis 1999, partie du groupe Total. Ils viennent de publier le fruit de leurs recherches dans un article de la revue Global Environmental Change.

Pour ces chercheurs, le personnel de Total était averti, dans les publications internes, des conséquences que les produits pétroliers pouvaient avoir sur le réchauffement climatique.

Dès 1971, une publication de la revue de Total expliquait que la combustion d’énergies fossiles conduit "à la libération de quantités énormes de gaz carbonique" et à une augmentation de la quantité de gaz carbonique dans l’atmosphère. Une "augmentation […] assez préoccupante", notait le texte de 1971. Pour autant, le groupe a passé ce sujet sous silence, relèvent les chercheurs.

A l’époque, l’industrie pétrolière française devait encore affronter une opinion publique hostile, après l’explosion de la raffinerie de Feyzin (département du Rhône) en 1966, avec ses 18 morts, dont 11 pompiers et plus de 80 blessés. A la même époque, il y avait aussi eu la catastrophe du pétrolier Torrey Canyon, en 1967 dont la nappe avait atteint les côtes françaises. L’image du secteur pétrolier au début des années 70 était suffisamment négative pour ne pas, en plus, aggraver le cas en mettant en lumière les effets du secteur sur le réchauffement climatique…

Alors, on minimise. L’UCSIP, l’Union des Chambres Syndicales de l’Industrie du Pétrole, soit la fédération des industries pétrolières françaises, s’organise pour minimiser les effets du réchauffement. Dans une publication, elle parle "d’un léger effet de réchauffement du climat terrestre pour la fin du siècle". Cependant, l’impact des activités humaines serait "discutable".

Les années 80 : on conteste la science climatique

Extrait de notre JT du 8 octobre :

Au milieu des années 1980, le géant américain Exxon, via l’Association environnementale de l’industrie pétrolière (IPIECA), prend la tête d’une campagne internationale des groupes pétroliers pour "contester la science climatique et affaiblir les contrôles sur les énergies fossiles", poursuivent les chercheurs. L’industrie pétrolière veut contrer les politiques qui viseraient à la part des énergies fossiles dans le mix énergétique.

Les chercheurs évoquent Bernard Tramier, le directeur de l’environnement chez Elf puis chez Total de 1983 à 2003. Cité dans l’article des chercheurs, Bernard Tramier raconte avoir été informé de l’importance du réchauffement climatique lors d’une réunion de l’IPIECA en 1984. Il a aussi conseillé au comité d’exécutif d’Elf, de "se préparer à se défendre".

"La nouveauté est qu’on pensait que seul Exxon et les groupes américains étaient dans la duplicité. On s’aperçoit que nos champions pétroliers français ont participé à ce phénomène au moins entre 1987 et 1994", a expliqué à l’AFP Christophe Bonneuil, parlant d’une "fabrique de l’ignorance".

Parallèlement Total et Elf ont fait "pression, avec succès, contre les politiques qui visaient à réduire les émissions de gaz à effet de serre", tout en cherchant à se doter d’une crédibilité environnementale à travers des engagements volontaires, avance l’étude des chercheurs français.

A partir des années 90 : impossible de nier la réalité du réchauffement climatique, mais on continue à investir dans le pétrole

A la fin des années 1990, l’approche du secteur pétrolier, et de Total, change. Les experts du climat du Giec publient leur premier rapport en 1990. Le sommet de la Terre à Rio en 1992 débouche sur l’adoption de la Convention cadre des Nations-unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Le protocole de Kyoto est adopté en 1997.

A partir de cette époque, "L’industrie pétrolière française cesse de remettre en cause publiquement les sciences climatiques, mais continue à augmenter ses investissements dans la production pétrolière et gazière", à insister sur "l’incertitude, minimisant l’urgence (climatique) et à détourner l’attention des énergies fossiles comme cause première du réchauffement" climatique mondial, poursuivent les chercheurs.

Vers le milieu des années 2000, nouvelle stratégie. Le groupe Total, qui a absorbé Elf en 1999, accueille une conférence sur le changement climatique en septembre 2006. Son PDG de l’époque, Thierry Desmaret, reconnaît la réalité du changement climatique et les conclusions du Giec.

Total "commence à promouvoir une division des rôles entre la science et les affaires, où la science décrit le changement climatique et les entreprises prétendent le résoudre", revendiquant ainsi sa légitimité à influer sur les politiques publiques et des entreprises et mettant en avant sa "transition énergétique".

Une touche de vert

Depuis, le groupe Total diversifie ses activités, même si l’activité pétrolière reste majeure. En 2016, par exemple, on a vu Total racheter le fournisseur et producteur d’électricité "verte" belge, Lampiris.

En mai dernier, Total s’est rebaptisé "TotalEnergies". Tout un symbole.

Par rapport aux révélations des trois chercheurs français sur l’évolution de la stratégie de Total et Elf par rapport au changement climatique, le groupe Total a déclaré, dans une réponse transmise à l’AFP avant la publication de l’article scientifique que "La connaissance qu’avait TotalEnergies du risque climatique n’était en rien différente de la connaissance émanant de publications scientifiques de l’époque (les années 70 : ndlr)". 

"Les dirigeants de Total […] reconnaissaient l’existence du changement climatique et le lien avec les activités de l’industrie pétrolière" et depuis 2015, la société a pour objectif "d’être un acteur majeur de la transition énergétique", assure-t-on chez Total, dans cette réaction à l’AFP.

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