Dans ‘Chambre 2806’, une voix a une place centrale : celle de Nafissatou Diallo. La victime. Celle par qui tout a commencé. Peu entendue à l’époque, beaucoup de choses, vraies ou fausses, avaient été racontées dans les médias sur sa vie privée. (Si le passé douteux de DSK a aussi fait les choux gras des médias, notamment avec la dénonciation de Tristane Banon, qui intervient dans la série, contrairement à Nafissatou Diallo, cela n’a pas été retenu contre lui). Ici, elle peut raconter sa version des faits, son ressenti. "J’ai dû dévoiler tous les détails de ma vie. Pas lui", dit-elle.
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La notion de "victime" (et comment on en devient une) est centrale dans le docu, et la façon dont ce mot est employé du côté américain et du côté français n’est pas la même. Derrière cette différence de sens, il y a des visions différentes de la société, et des injustices qui s’y produisent. Car pour qu’il y ait victime, il faut qu’il y ait coupable.
Victime en France
"Les origines de la victimologie occidentale s’enracinent dans la tradition chrétienne pour laquelle la première victime absolue était Jésus, qui s’est sacrifié pour le salut de l’humanité. Cet héritage chrétien a laissé à la culture occidentale la conviction qu’il faut être du côté du faible, qui est censé susciter la compassion et à qui on doit la réparation de ses souffrances", explique Yana Grinshpun
En Français, ‘victime’ apparaît dans les textes au tournant du XVIème siècle, pour désigner une créature vivante offerte en sacrifice à une divinité. C’est par la suite que le mot évoluera pour désigner ‘toute personne ayant subi un préjudice corporel, matériel ou moral’. Mais la victime en tant que catégorie sociale qui mérite l’empathie, mettra plus de temps à exister.
"Pendant des siècles, résignés et impuissants, les hommes ont cohabité avec la douleur. Avec la démocratie, la souffrance est devenue à la fois insupportable et scandaleuse" (Guillaume Erner ‘La Société des Victimes’). Les tournants sociaux historiques que furent la Révolution française, les Guerres Mondiales ou encore Mai ‘68 ont participé à l’affirmation de l’individu et la reconnaissance de la victime comme statut.
Que ce soit dans des commentaires sur Facebook ou dans un débat dans les médias, il y a toujours une personne pour lâcher, d’un air parfois supérieur et exaspéré, que "à un moment donné il faut arrêter la victimisation"
C’est ainsi qu’on arrive à aujourd’hui, où son utilisation est tellement courante qu’on a pu le voir appliqué à différents cas très éloignés, des plus graves (génocide, guerre, viol) aux plus légers (dans l’argot de la mode ou du rap). "Il est défini de telle façon que toutes les victimes semblent appartenir à un même groupe", détaille Michela Marzano.
Dans la veine de ‘victime’, il y a un autre mot, qui est aussi prononcé dans ‘Chambre 2806’. Un mot que vous avez déjà entendu, et qui ces dernières années, me pose question. Un mot qui "vise le plus souvent les minorités luttant pour leurs droits – en particulier les descendants d’esclaves ou de colonisés – ou encore les féministes, mais s’applique aussi, par extension, à toutes les formes de plainte, de contestation ou de revendication", comme explique parfaitement Mona Chollet qui en 2007 se penchait déjà dessus.
Que ce soit dans des commentaires sur Facebook ou dans un débat dans les médias, il y a toujours une personne pour lâcher, d’un air parfois supérieur et exaspéré, que "à un moment donné il faut arrêter la victimisation".
Le mot est lâché. Vous connaissez peut-être aussi ses variantes, comme le "il faut arrêter de se victimiser" ou le super-remix "posture victimaire". Un argument apparemment infaillible, censé annihiler toute réplique possible. Une exhorte censée détruire la crédibilité de l’adversaire (qui de toute évidence n’y avait pas pensé). Mais que veut dire cette phrase ? Quelle vision du monde se cache derrière ?
Être une victime apparaît comme quelque chose de négatif, un statut indésirable dont il faut se débarrasser. Être une victime, c’est être faible, et être faible, c’est pas bien. Cette vision ne trahirait-elle pas une société qui valorise la force (et la virilité) aux dépens de la faiblesse (associée souvent à la féminité) ? Une société hétéronormée, patriarcale et capitaliste, à tout hasard ?
Ensuite, la forme de l’énoncé sous-entend que le statut de victime est auto-infligé - comme dans l’emploi du pronom réfléchi ‘se’ dans ‘se victimiser’ – et qu’il peut être donc auto-dés infligé. Ça revient à dire : "Tu n’as pas de problème, tu as choisi de voir la situation comme un problème." Au fond, victime, c’est une vue de l’esprit…
Lâché dans un débat sur "les minorités luttant pour leurs droits" (racisme, sexisme, homophobie, etc), ce "arrêtez de vous victimiser" revient à dire au camp d’en face que ces oppressions sont, au mieux, fantasmées, au pire, le fait d’actes isolés, qu’il convient à chacun de résoudre de son côté. Et pas le fait d’un système social, qui reproduirait, consciemment ou non, des mécanismes d’oppression hérités des mentalités et cultures passées (sexisme, colonisation, capitalisme…), auquel il faut faire front collectivement.
Ces deux visions ont un nom : universalisme et différentialisme (et je t’en ai parlé ici avec des Trolls colorés). La première est dominante en France, la seconde aux USA. Et en gros, là où les uns (différentialistes) voient des mécaniques structurelles, les autres (universalistes) voient des accidents malencontreux et des brebis galeuses regrettables (et le système va très bien, merci).
Être une victime apparaît comme quelque chose de négatif, un statut indésirable dont il faut se débarrasser. Être une victime, c’est être faible, et être faible, c’est pas bien
Voilà comment, dans une vision universaliste de la société, où on aurait tous et toutes les mêmes opportunités de départ et les mêmes galères dans la vie, solliciter l’empathie des autres sur une injustice en particulier apparait comme indécent. Une façon de ne pas prendre de responsabilité sur ce qui nous arrive, car "c’est la faute au système".
Dans l’affaire DSK, il y a des bourreaux, et il y a des victimes, mais tout le monde n’est pas d’accord sur qui est qui. Il y a des rapports de genre, de classe, et de race. Il y a deux cultures, et deux visions du monde, qui se confrontent. Voilà comment le mot ‘victime’, en traversant l’Atlantique, va changer parfois de camp. En France, les défenseurs-euses de DSK diront que c’est lui, la victime : de ses pulsions, de la justice américaine, ou d’une machination… Dans leur bouche, ‘victime’ redevient alors un mot noble, un cri de désespoir bleu-blanc-rouge face à une " domestique " américaine bien trop puritaine. Lui, c’est une victime. Elle, fait de la victimisation.