Littérature

Céline, Apollinaire, Genevoix, Barbusse… la Grande Guerre des écrivains

© FRED TANNEAU – AFP

Par Aurélien David

Le 5 mai, Gallimard publiait Guerre, un roman inédit de Louis-Ferdinand Céline dont les manuscrits lui avaient été volés en 1944. Cette Guerre, c’est celle de 14-18. Une épreuve traumatisante pour le jeune homme de vingt ans, qui lui vaudra une blessure au bras, une invalidité à 70%, et la médaille militaire. Comme l’auteur du Voyage au bout de la nuit, un grand nombre d’écrivains ont pris part aux combats. Comme lui, ils ont relaté leur expérience.

Quand le soldat s’en va-t-en guerre en 1914, il croit partir pour l’aventure. Une épopée où il s’imagine défendre son pays avant de revenir pour Noël au plus tard. Sa leçon d’héroïsme, il la connaît sur le bout de la baïonnette.

Très vite, l’enchanté déchante. Des millions de lettres de Poilus témoignent de ce qu’ils découvrent dans les tranchées : l’épuisement, la saleté, la souillure, la peur, la mort, la perte d’humanité. Et l’absurdité d’un conflit qu’on ne comprend pas. En 1922, Anatole France écrit : "On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels."

Parmi les mobilisés, comme Céline, on retrouve de nombreux écrivains, présents ou futurs. Certains sont morts au combat : Alain-Fournier (Le Grand Meaulnes), Charles Péguy, Louis Pergaud (La guerre des boutons). D’autres en sont sortis : J.R.R Tolkien, Rudyard Kipling, Louis Aragon, André Breton, Blaise Cendrars, Pierre Loti…

Si les œuvres de ces derniers sont imprégnées de leur expérience de la guerre, certains ont aussi tenu à témoigner de ce qu’ils y ont vécu.

Henri Barbusse, guerrier pacifiste

Pacifiste, Henri Barbusse s’engage pourtant volontairement en 1914 à l’âge de 41 ans. Il la voit comme une occasion pour le socialisme de voir périr ses fléaux : "Cette guerre est une guerre sociale qui fera faire un grand pas — peut-être le pas définitif — à notre cause. Elle est dirigée contre nos vieux ennemis infâmes de toujours : le militarisme et l’impérialisme, le Sabre, la Botte, et j’ajouterai : la Couronne."

D’une santé déjà fragile avant la guerre, il tombe plusieurs fois malade mais revient au front à chaque fois. Il reviendra aussi de son enthousiasme.

Le Feu, roman inspiré de son expérience et publié en 1916 alors que la guerre n’est pas finie, tranche avec le bourrage de crâne qu’on trouve dans les journaux de l’époque. Aux mensonges proférés par les médias officiels, Barbusse oppose la vérité de son quotidien : la camaraderie des Poilus fréquente dans les tranchées la barbarie des canons, leur courage côtoie la laideur du combat.

[…] assis aussi, les coudes sur les genoux, les poings au cou, un homme a tout le dessus du crâne enlevé comme un œuf à la coque… À côté d’eux, veilleur épouvantable, la moitié d’un homme est debout : un homme coupé, tranché en deux depuis le crâne jusqu’au bassin, est appuyé, droit, sur la paroi de terre. On ne sait pas où est l’autre moitié de cette sorte de piquet humain dont l’œil pend en haut, dont les entrailles bleuâtres tournent en spirale autour de la jambe.

Prix Goncourt 1916, "Le Feu" est un succès immédiat : plus de 200.000 exemplaires vendus avant la fin de la guerre. Il est traduit dans plus de dix langues dans les années qui suivent, dont l’anglais en 1917 et l’allemand en 1918.

Il devient l’un des témoignages les plus remarquables sur cette période. Il inspirera de nombreux auteurs qui témoigneront à leur tour, notamment Céline, qui le citera parmi ses influences.

Guillaume Apollinaire, le soldat amoureux

Guillaume Apollinaire est déjà un auteur reconnu quand il essaie de s’engager en août 1914. Comme il n’a pas la nationalité française, il est refusé. En décembre, sa seconde demande est acceptée, et il est naturalisé deux ans plus tard.

Quand il part au front, il commence une correspondance avec Louise de Coligny-Châtillon, l’une des premières aviatrices françaises, qu’il rencontre peu de temps avant. À celle qu’il surnomme Lou, il envoie de nombreux poèmes d’amour imprégnés de son expérience des tranchées. Ils seront plus tard rassemblés sous le titre Poèmes à Lou.

Si je mourais là-bas sur le front de l’armée

Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée

Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt

Un obus éclatant sur le front de l’armée

Un bel obus semblable aux mimosas en fleur

Une semaine après sa naturalisation en mars 1916, une blessure à la tempe l’éloigne du front à cause d’un un éclat d’obus.

Il est soigné mais décède de la grippe espagnole le 9 novembre 1918, deux jours avant la capitulation allemande. Dans les rues de Paris, on entend crier les "À mort Guillaume !" qui ne sont pas adressés à Guillaume Apollinaire, mais à l’empereur d’Allemagne Guillaume II.

Maurice Genevoix, la mémoire de ceux de 14

Mobilisé le 2 août 1914, Maurice Genevoix est grièvement blessé en 1915 : il perd l’usage de son bras gauche, et il est réformé à 70% d’invalidité.

Avant même la fin de sa convalescence, on l’exhorte à écrire pour raconter sa guerre. Désireux de témoigner avec exactitude et précision, il décide de montrer scrupuleusement ce qu’il y a vécu, sans rien ôter ni exagérer.

Rédigés entre 1916 et 1923, ses récits de guerres, trop réalistes, sont censurés. C’est après la seconde guerre mondiale, en 1949, que seront rassemblés ces textes sous le titre de Ceux de 14.

Et je me demandais avec un affreux serrement de cœur, en regardant cette foule harassée, ces reins ployés, ces fronts inclinés vers la terre, lesquels de ces enfants habillés en soldats portaient déjà, ce soir, leur cadavre sur leur dos.

Par ses écrits, Maurice Genevoix est considéré comme l’ambassadeur des Poilus, leur voix, leur visage et leur mémoire. Le 11 novembre 2020, les cendres de l’écrivain entrent au Panthéon.

Pierre Drieu La Rochelle

Lui aussi mobilisé au début de la guerre, il emporte Ainsi parlait Zarathoustra, livre théorisant la "volonté de puissance" et l’avènement du "Surhomme".

"Dieu est mort", dit Zarathoustra, mais Drieu est matamore : l’Allemand Nietzsche doit faire de lui un surhomme français.

Malgré son vrai courage au combat, trois batailles — Charleroi, les Dardanelles et Verdun — lui choisiront un autre sort : blessure à la tête et au bras, dysenterie, tympan crevé. Ce traumatisme l’inspirera pour son recueil de nouvelles : La comédie de Charleroi.

C’était un déchaînement inattendu, épouvantable. L’homme au moment d’inventer les premières machines avait vendu son âme au diable et maintenant le diable le faisait payer. […] Les hommes qui ne savent plus créer des statues, des opéras, ne sont bons qu’à découper du fer en petits morceaux. Ils se jettent des orages et des tremblements de terre à la tête, mais ils ne deviennent pas des dieux. Et ils ne sont plus des hommes.

Roland Dorgelès

En 1914, Roland Dorgelès est journaliste à L’Homme libre et son patron est Georges Clemenceau. Réformé deux fois pour raisons de santé, il s’engagera malgré tout comme volontaire au début de la guerre. Il sera soutenu dans sa démarche par le futur "Père de la victoire".

En 1919, il publie le roman Les croix de bois. Un hommage aux jeunes soldats — aux Français mais aussi aux Allemands — en mémoire de ces cadavres d’inconnus allongés le long des lignes de front.

Mes morts, mes pauvres morts, c’est maintenant que vous allez souffrir, sans croix pour vous garder, sans cœurs où vous blottir. Je crois vous voir rôder, avec des gestes qui tâtonnent, et chercher dans la nuit éternelle tous ces vivants ingrats qui déjà vous oublient

Pressenti pour emporter le Goncourt, il est battu cette année-là par Marcel Proust. À l’ombre des jeunes filles en fleur est choisi avec six voix contre quatre pour Les croix de bois.

Dix ans plus tard, Roland Dorgelès deviendra lui-même académicien Goncourt.

Jean Giono

Jean Giono a 19 ans quand il est mobilisé, fin 1914. Il participera aux batailles les plus terribles, dont celle de Verdun, où il voit mourir son meilleur ami. Gazé lors de la bataille du mont Kemmel en 1918, ce n’est qu’un an après l’armistice qu’il est démobilisé, en octobre 1919.

Cinq années dont il sera sorti sans blessure trop grave, "sans avancement, sans décoration et sans avoir tué personne", dira-t-il. Cinq années durant lesquelles la barbarie se chargera de faire de lui "un pacifiste absolu", selon sa fille.

Un pacifisme qui donnera naissance au Grand troupeau en 1931. Le troupeau, c’est à la fois celui des moutons que le berger fait descendre en hâte de la montagne, et celui des soldats conduits à l’abattoir.

Sous l’arbre, les paquets étaient prêts, et les amis m’ont dit : "On part !" J’ai dit : "Ici l’herbe est belle." On m’a répondu : "Oui, mais on part à la guerre !"

Gabriel Chevallier

Entré à l’école des Beaux-Arts de Lyon à 16 ans, le futur auteur de Clochemerle voit ses études interrompues par la Grande Guerre, "la plus formidable connerie des temps modernes", pour laquelle il est appelé dans l’infanterie en 1914. Il se blesse un an plus tard, mais retourne au front en 1918.

Une expérience qui lancera sa carrière littéraire, avec la rédaction de La peur à partir de 1925. Un roman désenchanté, loin de l’héroïsme, loin de cette image d’une guerre "moralisatrice, purificatrice et rédemptrice" qu’on lui enseignait dans sa jeunesse.

— Mais alors qu’avez-vous fait à la guerre ?
[…] — Eh bien, j’ai marché de jour et de nuit, sans savoir où j’allais. J’ai fait l’exercice, passé des revues, creusé des tranchées, transporté des fils de fer, des sacs à terre, veillé au créneau. J’ai eu faim sans avoir à manger, soif sans avoir à boire, sommeil sans pouvoir dormir, froid sans pouvoir me réchauffer, et des poux sans pouvoir toujours me gratter… Voilà !
— C’est tout ?
— Oui, c’est tout… Ou plutôt, non, ce n’est rien. Je vais vous dire la grande occupation de la guerre, la seule qui compte : J’AI EU PEUR.

"Ce livre, dira Chevallier en 1951, tourné contre la guerre et publié pour la première fois en 1930, a connu la malchance de rencontrer une seconde guerre sur son chemin. En 1939, sa vente fut librement suspendue, par accord entre l’auteur et l’éditeur. Quand la guerre est là, ce n’est plus le moment d’avertir les gens qu’il s’agit d’une sinistre aventure aux conséquences imprévisibles."

Erich Maria Remarque et Ernst Jünger : autre camp, même enfer

Ils étaient nos ennemis, mais partageaient les souffrances d’en face. Côté allemand, la guerre est vécue de la même manière par les soldats que celle des Poilus.

À dix-huit ans, Erich Maria Remarque est mobilisé en 1916 ; envoyé sur le front de l’ouest en juin 1917 et blessé fin juillet au cou et aux membres. Un mois et demi plus tard sa mère meurt d’un cancer.

Même s’il passe peu de temps au front, il aura eu le temps d’observer la réalité de la guerre, lui qui a vu ces "vulgaires soldats" transformés en "hommes-bêtes". Marqué par les drames, l’insalubrité des tranchées et l’absurdité du combat, il publiera en 1929 À l’Ouest, rien de nouveauUn roman qui contribuera, par son pacifisme, à le voir pourchassé par les nazis dès 1930.

Pardonne-moi, camarade : comment as-tu pu être mon ennemi ? Si nous jetions ces armes et cet uniforme, tu pourrais être mon frère.

Démobilisé le 5 janvier 1919, il renonce officiellement à toute médaille ou décoration.

Ce n’est pas le cas d’Ernst Jünger, récompensé par la plus haute distinction militaire allemande de l’époque, la croix "Pour le Mérite" (il sera le tout dernier, cette récompense n’étant plus décernée aux militaires depuis 1918 et l’abdication de Guillaume II).

Combattant notamment au sein des Sturmtruppen (unités d’élites impériales) en première ligne, blessé quatorze fois entre 14 et 18, Ernst Jünger publiera ses souvenirs de soldats dans Orages d’acier.

C’était un grand gaillard, tout jeune, aux cheveux d’un blond doré et au visage frais de gamin. "Dommage de devoir tuer des gars pareils" pensai-je en le voyant.

À propos d’Orages d’aciers, André Gide écrira : "Le livre d’Ernst Jünger sur la guerre de 14, Orages d’acier, est incontestablement le plus beau livre de guerre que j’ai lu, d’une bonne foi, d’une honnêteté, d’une véracité parfaites".

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