Il apparaîtrait que les clichés ont certes la dent dure, mais les grands studios d’Hollywood ont compris qu’ils ont beaucoup (d’argent) à gagner en misant sur plus d'inclusivité.
Élitisme critique et capital symbolique
Mais si je me retiens de soupirer, c’est justement aussi par inclusivité. En tant que critique ciné, je sais qu’il en faut pour tous les goûts, et en tant que féministe, comment pourrais-je prôner la sororité si c’est pour snober mes sœurs qui kiffent ’50 Nuances de Grey’ ?
On peut être en désaccord sur un film, ou n’importe quel autre produit culturel, respectueusement. Mais le faire avec condescendance, en particulier dans des sujets qui relèvent de la ‘culture pop’ et de ce qu’il a été convenu d’appeler le ‘domaine féminin’, ce serait tomber dans un piège qui sent un peu le mépris de classe, et aussi le machisme, comme le rappelle un article pertinent de Delphine Chedaleux sur le féminisme à l’aune de la culture populaire :
"(…) les pratiques connotées comme féminines restent largement indignes, qu’il s’agisse de littérature "à l’eau de rose", de séries sentimentales pour adolescent.es (voir Pasquier 1999), ou bien de fictions télé destinées aux mères de famille (voir Burch et Sellier 2014). On peut aujourd’hui être amateur d’opéra et afficher sans risque son goût pour les films d’action (surtout s’ils datent des années 1980), mais déclarer son amour pour les chansons de Céline Dion ou les livres de Guillaume Musso, c’est inévitablement prendre le risque de susciter l’incompréhension, la moquerie ou le dégoût (je l’expérimente moi-même souvent lorsque j’évoque ma recherche sur 50 Nuances de Grey). Pour le dire autrement, le féminin, lorsqu’il se conjugue à la culture populaire, est vecteur d’un ‘capital symbolique négatif’ (Albenga 2007)."
L’autrice rappelle judicieusement d’ailleurs que ‘50 Shades’ n’a rien inventé, mais se situe dans le prolongement historique de programmes ‘destinés aux femmes’ qui ont fait fureur à leur époque : les mélodrames au cinéma dans les années 50 (quand, de leur côté, les messieurs avaient leurs westerns et leurs films noirs) et les soap-operas interminables à la télé dans les années 80 (les hommes c’est Derrick, les femmes c’est Santa Barbara).
Prenant elle aussi le contrepied de l’opinion populaire qui les méprisait, la théoricienne Tania Modlewski a livré par ailleurs une célèbre analyse des soap-operas et du pouvoir émancipateur de leur complexité narrative sur les spectatrices.
Ne nous empressons donc pas de snober les "trucs de gonzesse" : ils sont bien plus complexes que ce que l’on croit… Un conseil que j’étendrais volontiers, pour conclure cette parenthèse théorique, aux ouvrages français de sociologie du cinéma (comme ceux Ethis et Morin cités plus haut) dans lesquels on ne trouve pratiquement pas, ou peu, de dimension genrée.
Contrairement aux Anglo-Saxons, qui ont très tôt fait des ‘gender studies’ un approche légitime d’analyse, la France reste largement réfractaire. Pourquoi ? Peut-être à cause de "cette dichotomie entre un intérêt réel pour la façon dont le cinéma parle de l’ici et maintenant, et une admiration plus forte pour ce qui les transcende, nous renvoie à la dimension à la fois chrétienne, bourgeoise et masculine du regard cinéphilique tel qu’il va se développer en France à partir des années cinquante", comme l’explique brillamment la théoricienne du cinéma Geneviève Sellier, dans un article éclairant, dont je n’ai mis qu’un bref passage car je conseille vivement les intéressé.es par la question à le lire en entier.
Séances en duo, en solo… ou de pros
Retour vers le passé. Après les innombrables sorties entre copines, de ‘Titanic’ à ‘American Pie’ ou encore ‘Never Been Kissed’ avec Drew Barrymore (parce qu’en tant qu’ado complexée le titre me parlait), j’ai fini, moi aussi, par aller au cinéma en couple, comme la majorité de la population.
Les chiffres, là aussi, vous le diront : que ce soit pour un premier rencard ou une habitude de longue date, c’est en duo que vous trouverez le plus souvent les gens dans une salle de ciné. Il paraît même qu’aller au cinéma avec son ou sa partenaire diminuerait les chances de rupture, eh oui – c’est pas moi, c’est un magazine féminin qui le dit !
Ça me fait d’ailleurs penser à cet amoureux, il y a quelques années, avec lequel c’était passionné, tant dans les hauts que dans les bas : on se disputait souvent, mais il suffisait, pour nous calmer, que l’un des deux lance "bon, tu veux voir quoi ?" On finissait toujours, inexorablement, par se réconcilier au cinéma. Parfois, c’est plus facile de regarder ensemble dans la même direction quand c’est dans l’obscurité.
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Dernière catégorie de public de cinéma, la petite statistique minoritaire dans les études de fréquentation, celle des téméraires, qui vont au cinéma… en solitaire. Celles et ceux qui osent faire du cinéma une expérience asociale ! Ne vous cachez pas, vous non plus vous ne serez pas jugé.es. Au contraire, je vous comprends. C’est une expérience que j’apprécie également.
Tout comme le shopping ou le resto, j’aime aller au ciné en solo. Pas besoin de se disputer sur le choix du film, personne pour te piquer ton pop-corn, il y a la liberté de s’asseoir où on préfère, et surtout : on ne me parle pas. Autant j’adore disséquer le film une fois l’expérience terminée, autant pendant la séance, j’exige un silence complet. Peut-être une déformation professionnelle, à force d’avoir passé la majorité de ces dernières années en projection de presse plutôt qu’en salle publique ?
Les téméraires, qui vont au cinéma… en solitaire, celles et ceux qui osent faire du cinéma une expérience asociale ! Ne vous cachez pas, vous non plus vous ne serez pas jugé.es
Car oui, en conclusion, pour une petite poignée d’entre nous encore, la salle, c’est l’endroit où on travaille. Dans les périodes non-confinées, le cinéma Aventure du centre-ville accueille la majorité des projections de presse, où les journalistes sont invité.es, pendant les heures ‘de bureau’, à découvrir les films à venir.
C’est là que je croise les collègues du Soir, de La Libre, du Morgen ou de la RTBF. Son bar, au final, c’est un peu notre machine à café. La salle, pour le critique ciné, c’est l’endroit où on prend des notes (ou pas, il y a deux écoles), où on réfléchit à l’article qu’on va écrire, où on engloutit discrètement son sandwich-de-midi, mais en tout cas, c’est un endroit où on-ne par-le-pas. Et le portable à intérêt à être rangé, ou avec la luminosité au minimum. J’en connais qui se sont déjà levé.es pour demander à tel collègue d’être plus discret (non, je ne vous dirai pas qui c’est !)…
Troisième semaine de confinement. Quatrième semaine de cinémas fermés. Bientôt un an dans cette nouvelle donne étrange et glauque, où organiser une sortie en groupe relève quasiment de l’illégalité. Ce fichu virus prive des millions de gens de leurs familles, et nous empêche de nous voir en vrai. Alors pour conclure cette trilogie de chroniques, j’ai un dernier exercice à vous proposer. Dans la première, je vous demandais de penser à un film. Dans la deuxième, de penser à une salle. Fermez les yeux. Vous êtes dans la pénombre, bien au chaud dans votre siège préféré, et votre film va commencer. Regardez sur le côté. Qui est assis.e à côté de vous ? Amant.e, ami.es, personne, la famille ? Quand vous retournerez enfin au cinéma, ce sera avec qui ? Et pourquoi ?
La trilogie de chroniques sur le septième art
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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.