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Catherine Corsini : "Je voulais parler de l’intime et de comment il rejoint le politique"

© AFP

Par Elli Mastorou pour Les Grenades

Dans ‘La Fracture’, entre rires, larmes, et tension, la réalisatrice Catherine Corsini questionne habilement nos blessures intimes – et celles qui font système dans notre société. Une rencontre entre cinéma, Gilets Jaunes et représentation LGBT.

‘La Fracture’ est l’histoire d’une nuit agitée au cœur des urgences d’un hôpital français. C’est par une scène de chute que tout commence : concrètement et symboliquement, le ton est donné. Car ‘La Fracture’ raconte aussi les blessures d’une société. De la tombée du jour à la fin de la nuit, dans un service d’urgences prêt à imploser, trois trajectoires explosives vont se croiser.

D’un côté, il y a Raf (Valeria Bruni-Tedeschi) et Julie (Marina Foïs), un couple d’éditrices au bord de la rupture, qui débarquent suite à une dispute où Raf s’est blessée. De l’autre, Yann (Pio Marmaï), chauffeur routier et Gilet Jaune révolté, y cherche un refuge après la manif qui a mal tourné. Angoissés et entassés, les corps s’usent, les cris fusent. Dehors comme dedans, la tension va monter. Et au milieu de tout ça, Kim (Aissatou Diallo Sagna), aide-soignante au bord du burn out, tente comme elle peut de faire son métier… tout en guidant son mari au bout du fil pour soigner leur nouveau-né.

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Dans ‘La Belle Saison’, elle abordait le mouvement féministe français des années 70, entre vie rurale et urbaine, à travers l’intimité du couple entre Cécile de France et Izïa Higelin. En 2018, elle adaptait ‘Un Amour Impossible’ de Christine Angot avec Virginie Efira et Niels Schneider, dans un drame historique qui scrutait les rapports amoureux à l’aune de ceux de classe et de domination. Depuis ses débuts en 1987 avec ‘Poker’, l’ambition cinématographique et la lecture politique ont toujours existé chez Catherine Corsini, de façon plus ou moins assumée. Mais c’est encore plus évident ces dernières années – et à 65 ans, son nouvel opus ne fait pas exception.

Sélectionné au dernier Festival de Cannes, lauréat de la Queer Palm 2021, ‘La Fracture’ est un film coup-de-poing, un drame avec des éclats de rire, un huis-clos bien ficelé… où là aussi, intime et politique se tiennent la main, à travers les trajectoires des personnages qui vont s’y croiser. La tension va crescendo, grâce à une mise en scène nerveuse et un dispositif efficace. Mais à côté des larmes et des cris, le film laisse, via des respirations, la place à l’émotion… et au rire aussi (difficile de résister à la moue de Marina Foïs en future ex exaspérée). Entre amour vache et politesse du désespoir, ‘La Fracture’ est un film à la fois d’auteur et populaire, qui questionne habilement nos fractures sociales, intimes et sociétales. Le résultat est revigorant, même si ça appuie là où ça fait mal.


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© Carole Bethuel - Le Pacte

Catherine Corsini, après ‘La Belle Saison’ et ‘Un Amour Impossible’, vous changez radicalement de registre en termes de thèmes, et de mise en scène...

"J'avais envie de faire un film de 'dispositif', où on a une unité de temps et de lieu. Et oui, justement, je voulais voir si j'allais réussir à faire une mise en scène qui soit à la fois captivante, énergique... sans non plus céder à une caméra qui ferait n'importe quoi. C'était un enjeu, d'à la fois 'lâcher' quelque chose à ma cheffe opératrice, de lui ‘confier’ le projet en quelque sorte, mais en même temps de la guider dans les prises. J'ai beaucoup travaillé sur l'énergie, parce qu'il fallait que le film soit hyper-énergique. Et comme c'est un film qui est très bavard, pour éviter d'être tout le temps dans le champ-contrechamp, il faut être en mouvement..."

La Fracture’ s'ouvre avec une fracture au bras, mais c'est de la fracture sociale que vous vouliez parler, au fond ?

"Ce qui m'intéressait, c'était aussi parler de l'intime, et comment il rejoint le politique. Dans le couple que forment Raf et Julie dans le film, la question politique est quand même souvent présente. Qu’est-ce qu’on transgresse ? Qu’est-ce qu’on transmet ? Être un couple de femmes homosexuelles, c'est aussi, justement, s'inscrire politiquement ; c'est là où la sexualité rejoint le politique. Donc pouvoir mettre dans un film deux femmes ensemble, sans que ça en soit le sujet, c'est déjà une révolution politique pour moi – tant dans mon cinéma, que dans mon intimité. Donc que cet aspect rejoigne aussi le politique de la crise des Gilets Jaunes, et de celle de l'hôpital, ce n’est pas anodin." 

© Carole Bethuel - Le Pacte

'Le personnel est politique' : cette célèbre phrase féministe traverse aussi votre cinéma. Notamment via les rapports de classe, qui sont fort marqués aussi dans ‘La Fracture’

"Ce que je voulais aussi marquer, c'est qu'on a des fois des idées préconçues sur les gens du milieu artistique, comme quoi on serait des nantis ou qu'on vivrait dans le luxe. On voit bien que pour certains, voire même la plupart, c'est difficile de vivre de son travail. Évidemment il y a les "stars", mais aussi et surtout des gens pour qui c'est plus compliqué – encore plus en ce moment avec la crise Covid qu'on traverse. C'est vraiment difficile que le public rejoigne les salles. L'industrie du cinéma est fragilisée. Je le ressens dans la jeunesse, chez des jeunes producteur·ices, distributeur·ices, auteur·ices... et quand je dis "jeunes" ça peut aller jusqu'à 45 ans ! Mais quand on vieillit, on a aussi plus de mal à continuer à faire des films. Je vois ça chez beaucoup de mes collègues – surtout des femmes."

Pouvoir mettre dans un film deux femmes ensemble, sans que ça en soit le sujet, c'est déjà une révolution politique

Les femmes ont plus du mal que les hommes à perdurer dans l’industrie du cinéma selon vous ?

"Prenons les chiffres directement : quand j'ai commencé, il y a plus de 35 ans, on était 18% de femmes à faire des films. Aujourd'hui, on est 25% (rapport récent du CNC, NDLR). Donc on ne peut pas dire qu'on a énormément gagné. En dessous de 30%, c'est comme si on était invisibles. On se dit qu’une nouvelle génération arrive, mais on oublie celles qui étaient là avant, et qui pour beaucoup n’y arrivent plus. Moi j'ai la chance de continuer de faire des films, je touche du bois, mais il y a un côté où on ‘périme’ vite.... Il y encore du boulot. Dans les commissions, dans les institutions, il y a une parité, mais dans les prix, la critique, tout ça, ce sont des hommes depuis des années, et ça me choque énormément. Il y a une manière de se serrer les coudes qui est presque inconsciente, mais qui existe de manière très violente."

Faire des films, ça nourrit pourtant aussi votre combativité ? Ça vous permet d'avancer ?

"Je suis quelqu'un de très ambivalent : en même temps je suis d'un grand pessimisme, et je pense que mes films ont aussi une certaine noirceur - qu'on leur reproche d’ailleurs parfois… En même temps, j'ai une rage d'en découdre qui fait que je me dis toujours qu'on peut sauver quelque chose, et résister. Après chaque film, je suis épuisée, je me dis que je ne vais jamais réussir à remonter sur le cheval - parce que c'est souvent aussi des déceptions, des critiques qui sont dures, ou le public qui n'est pas assez au rendez-vous... Après sur ce film, j’ai eu une sélection au Festival de Cannes, et la séance a été extraordinaire, donc ça m'a portée, et c'est important. Mais à côté, par exemple, je suis allée présenter le film en Angleterre, et à l’accueil on m'a dit "Quand c'est une réalisatrice qui vient, on a toujours un peu moins de monde que quand c'est un réalisateur..." C’est dans des moments comme ça que je me dis que ne je peux pas lâcher, parce que ça me rend dingue d'entendre des trucs comme ça ! On a toujours l'impression d'avoir le pied dans la porte, et parfois j'ai envie de pousser cette porte, pour l’ouvrir enfin en entier ! Et je pense que c'est important, même pour la jeune génération, de montrer qu'on est toujours là. Qu’une femme aussi peut continuer à faire des films, toute sa vie."

On a toujours l'impression d'avoir le pied dans la porte, et parfois j'ai envie de pousser cette porte, pour l’ouvrir enfin en entier

© Carole Bethuel - Le Pacte

Plus discrète à vos débuts, on dirait que la thématique LGBT a pris une place de plus en plus grande, et assumée, dans votre cinéma…

"Bien sûr. Ça s'est éclairci à tel point que dans ce film, j'assume de dire que je parle de mon couple avec Élisabeth (Perez, productrice, NDLR) à travers Raf et Julie. Alors que dans les autres films c'était toujours caché, biaisé... Dans 'La Nouvelle Eve', je raconte une histoire hétérosexuelle, alors que dans la réalité, puisque c'est aussi un personnage proche de moi, c'était une histoire homosexuelle. Idem quand je fais 'Les Amoureux', où je raconte l'histoire d'un jeune garçon homosexuel, pas d'une jeune fille lesbienne... Je me cachais, car même dans ma vie personnelle, j'avais du mal à le vivre, à l'assumer. Je venais d'une famille où c'était très compliqué, d'ailleurs je l'aborde dans 'La Belle Saison' avec le personnage de la mère... C'est vrai que ça a été long. Aujourd'hui, depuis l'affaire Weinstein, on parle du féminisme, mais il ne faut pas oublier que pendant très longtemps, se revendiquer féministe était tabou !"


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Avez-vous l'impression aujourd'hui qu'il y a une place plus grande dans le cinéma français pour assumer son identité, son féminisme, son homosexualité ?

"Oui, même si on est encore loin de la parité ! Mais pour certains hommes, on entend déjà trop parler de nous. Je pense qu'il faudrait être encore plus dures, il faudrait des quotas, parce qu'il y a toujours ce retour de la domination, du patriarcat. Au final, personne ne veut céder sa place, ni son pouvoir. Donc à un moment, il faut faire les choses d'une manière plus formelle, en disant c'est comme ça. Je pense que ça irait plus vite ! Parce que là, on a beau dire qu'on avance, on n'avance pas suffisamment. C'est comme sur l'égalité salariale : à un moment, il faut prendre une décision, ça peut se faire en un tour de main."

C’est courageux de votre part de dire ça publiquement : les quotas, c’est la question qui fâche, l’ultime tabou devant lequel tout le monde part en courant... !

"Est-ce qu'on veut l'égalité ou on ne la veut pas ? Si on la veut, on la fait arriver comment ?"

Du coup, votre fracture, depuis, ça va mieux ?

"J'ai toujours mal... Mais, au moins, j'ai réussi à en faire un film, c'est déjà pas mal !"

La Fracture de Catherine Corsini. Avec Marina Foïs, Pio Marmaï, Valeria Bruni Tedeschi… En salles ce mercredi 24 novembre.

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