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Carte blanche : "Une réelle méconnaissance, voire un mépris, du travail mené sur le terrain"

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Par Lavinia Rotili

Depuis septembre 2021, le projet Born in Brussels est devenu "Born in Belgium pro". L’objectif ? "Born in Belgium Professionals se concentre sur les femmes enceintes en situation de vulnérabilité psychosociale en soutenant les prestataires d’aide et de soins de la ligne 0, première et deuxième lignes ; des secteurs (para) médical et social", décrit son site. Ce lundi 17 janvier, plusieurs acteurs professionnels et de terrain sortent une carte blanche pour demander une évaluation à laquelle participeraient des professionnels en Fédération Wallonie-Bruxelles.

L’outil et le contexte*

Concrètement, il est question de comprendre en quoi consiste l’outil et ce que reprochent les signataires de la carte blanche, qui sont par ailleurs repris en fin d’article. Le projet "Born in Belgium pro" est financé par l’Inami et consiste en l’extension de l’outil "Born in Brussels". De manière plus concrète, il s’agit d’une plateforme web gratuite à destination des professionnels de la santé. La plateforme se veut un outil aidant les prestataires de soins à bien suivre les femmes enceintes. "D’une part, [l’outil] offre la possibilité de dépister la situation psychosociale de la femme enceinte, détaille le site officiel. D’autre part, il accompagne les prestataires d’aide et de soins qui l’utilisent en déployant des parcours de soins adaptés à la situation de la femme et en proposant des références et des procédures."

En plus de cela, la plateforme montre aux prestataires concernés "un aperçu du réseau professionnel qui s’active autour de la femme enceinte."

L’idée est de mieux suivre la femme enceinte, en prenant en compte une approche plus holistique et plus large, afin de dépister et remédier à d’éventuels problèmes, comme ceux liés à la santé mentale, par exemple. Voilà pour ce qui est présenté sur le site officiel.

"L’objectif est de faire de nouvelles économies"*

L’outil ne satisfait toutefois pas une série d’acteurs du domaine. "Comme professionnels de la périnatalité, nous avons très peu l’habitude de faire entendre notre voix mais cette fois, nous estimons qu’il est de notre devoir de dénoncer le projet baptisé "Born in Belgium pro" (BiB). Pour nous, il est incompatible avec le suivi personnalisé": ainsi démarre la carte blanche reçue par la rédaction de la RTBF. Ils vont un peu plus loin, décrivant que "ce projet financé par l’INAMI a pour ambition de répertorier les femmes enceintes en Belgique, par la création d’une base de données nationale. A nos yeux, ce programme va dénaturer et dévaluer le suivi de la grossesse pour les femmes enceintes à bas risques. L’objectif est clairement de réaliser de nouvelles économies en matière de soins de santé au détriment des femmes, ce qui est inacceptable."


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Pour les signataires de la carte blanche, "aucune solution concrète n’est apportée aux vrais problèmes des futures mères et leur famille" ni à d’éventuelles difficultés liées à la précarité du logement ou à la violence conjugale.

"Concrètement, la volonté affichée est de systématiser le dépistage et la prise en charge des femmes enceintes dites "vulnérables", c’est-à-dire présentant des risques psycho-médico-sociaux, grâce à un outil diagnostique informatique. Dans les faits, cela permettra surtout de tracer l’ensemble des femmes enceintes en Belgique."

Le projet, né d’abord à Bruxelles, débarque dans le reste du pays "sans qu’il y ait eu d’évaluation réelle de son impact ni de son efficacité" ni une "concertation entre le fédéral et les régions pourtant compétentes en matière de prévention", écrivent encore ces acteurs de terrain.

Manque de garanties au niveau de la protection des données

L’autre élément fortement critiqué est lié à la protection des données : "parmi nos griefs, il y a notamment le fait que ce programme nécessite l’encodage de données nominatives (sur base du numéro NISS), pour renseigner les vulnérabilités des femmes enceintes. Cet outil de "screening" définit, via un algorithme, les services les plus aptes à résoudre le(s) problème(s) identifié(s). La base de données constituée est actuellement hébergée exclusivement dans une institution universitaire, dont la propriété et la gestion ne sont pas clairement définies. Alors même que l’actualité démontre que la Belgique est en défaut sur la réglementation générale de protection des données, quelles sont les garanties en ce qui concerne la conservation de ces données et leur utilisation ? Quid du droit à l’oubli ? Une situation de vulnérabilité n’est-elle pas supposée pouvoir évoluer ? Si cet outil informatique n’a comme seul objectif une aide à la première ligne, nous nous étonnons qu’il ne puisse pas être anonyme, afin de ne pas étiqueter une personne."

Un algorithme décisionnel en lieu et place de l’expertise du professionnel

"La précarité sociale économique familiale est en augmentation, ce phénomène est connu et suivi depuis longtemps. Comme professionnels de la périnatalité, nous n’avons pas attendu BiB pour nous en préoccuper ! L’Office de la Naissance et de l’Enfance (ONE) offre déjà un accompagnement pluridisciplinaire à toutes les futures mères, belges ou non, vulnérables ou non, gratuitement et anonymement dans les maternités partenaires, les consultations prénatales et les plateformes prénatales. Sans parler des consultations pour enfants et des milieux d’accueil. Les sages-femmes sont au plus proche des familles et offrent un suivi constant dès le début de la grossesse et jusqu’au 1 an de l’enfant. Les gynécologues et les médecins traitants, bien qu’ayant un angle plus médical, restent attentifs aux vulnérabilités et activent le réseau au besoin. D’autres professionnels tels que les psychologues, les assistantes sociales, les services spécialisés… viennent compléter ce maillage."


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Une réelle méconnaissance, voire un mépris, du travail mené sur le terrain

Si aux yeux des signataires la précarité représente un facteur bien connu des acteurs des mondes médical et social, cet outil ne semble apporter aucune solution aux spécificités de certaines situations. 

"Ensemble, autour de la famille, au travers des différentes consultations et des visites à domicile, du dialogue et de la confiance établie, les vulnérabilités sont dépistées et accompagnées par la mise en place de structures spécialisées, comme, les services d’accompagnement périnataux, subventionnés par l’ONE, chargés de soutenir les femmes et leurs familles quand elles présentent des difficultés. Les situations de vulnérabilités qui ne sont actuellement pas dépistées sont celles qui ne s’inscrivent pas dans un suivi prénatal et fuient le monde médical.

Force est de constater que l’outil proposé n’y apporte aucune solution. Identifier les femmes vulnérables sans leur proposer de solutions pérennes est contraire à l’éthique. La difficulté n’est pas tant de dépister et trouver un service adéquat, que de trouver un service accessible pouvant apporter une solution dans un temps limité, le temps de la grossesse."

Aucune prise en compte du manque récurrent de moyens

"D’autres difficultés peuvent encore s’ajouter, comme le manque de capacité d’initiative de la future mère, la faible compréhension de la langue, la peur d’identification par les services officiels en cas de situation illégale, le problème de transport, etc., soulignent encore les professionnels à l’initiative de la carte blanche. Les structures de prise en charge spécifiques sont déjà débordées par manque de moyens. De nombreux enfants sont hospitalisés par faute de places suffisantes dans les structures d’accueil. Des femmes enceintes attendent une place en maison maternelle, en unité mère-enfant. Le besoin est dans l’aide à la personne, pas dans son enregistrement dans une base de données. Seul le refinancement des structures existantes permettra d’aider ces familles.


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Le suivi individuel de grossesse deviendra l’exception

L’un des éléments à charge du système, selon les signataires, concerne le suivi de la grossesse. "Indépendamment de la détection de vulnérabilités, toute femme enceinte à bas risque devra désormais faire suivre sa grossesse en groupe. Une visite médicale, 9 séances de groupe de 2 heures et 3 échographies sont prévues par grossesse. Les groupes de 10 ou 12 futures mères, animés par deux professionnels, assureront le suivi médical de la grossesse et la préparation à la naissance. Seules les grossesses à haut risque pourront encore bénéficier d’un suivi individuel chez un gynécologue en collaboration éventuelle avec une sage-femme. À moins bien sûr d’avoir les moyens financiers pour s’assurer un suivi privé. Les parents ou futurs parents comprendront sans doute mieux pourquoi cette réforme laisse les professionnels de la périnatalité que nous sommes littéralement pantois."

"En résumé, nous dénonçons avec la plus grande fermeté :

  • L’utilisation de données personnelles sensibles, nominatives, consignées dans une base de données dont la propriété n’est pas définie clairement.
  • L’absence de concertation avec les professionnels de terrain, faisant fi des stratégies existantes et ayant fait leurs preuves.
  • L’absence de concertation entre les différents niveaux de pouvoir.
  • Le manque de considération pour le droit des femmes. Et notamment, le manque d’attention porté à la notion de consentement éclairé aux soins.
  • La diminution constante du financement de la médecine préventive en périnatalité.
  • Le manque criant de moyens pour les services existants et surchargés.
  • La perte de l’HUMAIN comme valeur centrale de notre système de santé.

Ce projet constitue un gaspillage d’argent et de ressources. Il ouvre une voie royale vers une médecine à deux vitesses. Nous nous devons de le dénoncer haut et fort avec l’espoir d’être entendus !

C’est pour toutes ces raisons, que le Collège Royal des Gynécologues de Langue Française de Belgique, l’Union Professionnelle des Sages-Femmes Belges, L’Association Francophone des Sages-Femmes Catholiques, l’Office de la Naissance et de l’Enfance et les associations de terrain demandent au monde politique – contre l’avis et le démarchage tenace des porteurs du projet – une évaluation sérieuse de BIB-P, une évaluation à laquelle participeraient des professionnels qui connaissent le métier dans la Fédération Wallonie-Bruxelles."


Signataires : Professeur Pierre Bernard, président du Collège Royal des Gynécologues Obstétriciens de Langue Française de Belgique ; Madame Vanessa Wittvrouw, présidente de l’Union professionnelle des Sages-femmes belges et Madame Anne Niset, présidente de l’Association Francophone des Sages-femmes Catholiques, Dr Ingrid Morales, directrice médicale Direction santé de l’Office de la Naissance et de l’Enfance.


* Les deux premiers intertitres ont été rédigés par la rédaction. Les autres sont repris de la carte blanche envoyée.

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