Dès le printemps, les discours médiatiques des magazines chantent le morcellement des corps, quel que soit le body positive discours, - d’ailleurs bien vidé de sa force politique puisque, au départ, le body positive a été initié par les femmes grosses et racisées aux Etats-Unis)- : la finesse des cuisses, la sveltesse de la taille, spécial cheveux fins, s ‘affiner du bas, dénuder ses épaules, la platitude du ventre. Autant de titres accompagnés du discours centré sur l’acceptation de soi réduit.e à aimer son corps, plutôt que de le faire respecter dans la société. Peu ou point d’articles (mais généralement contredits immédiatement par les photos de mode attenantes) sur les ventres ronds, plissés, bourrelés et le reste… cachez cette graisse que je ne saurais voir.
A trente ans, une femme doit choisir entre son derrière et son visage, (Gabriel Chanel).
Le corps morcelé
Le corps morcelé est en fait la manière dont socialement on l’approche : le corps vit en quelque sorte comme un cadavre exquis et est interpellé comme tel par la société suivant les âges, les gloires et les misères du corps en devenir. Le ventre, d’avant et d’après la grossesse, et la ménopause, les seins jeunes et les seins qui pendent, les pieds qui se déforment, le dos qui se courbe, les yeux qui se plissent. Puis on passe du corps aux organes, ce qui s’avère récurrent avec l’orgasme par exemple, du clitoris au vagin et puis, plus médical, ce " foutu " colon, l’intestin et autres cerveaux du corps. Injonctions et descriptions sont alliées, comme dans les citations patrimoniales : " A trente ans, une femme doit choisir entre son derrière et son visage " répétait Gabriel Chanel.
Cette pratique du corps morcelé est loin d’être l’apanage des magazines, elle a une histoire et des usages bien divers. La sectorialisation des approches du corps dans le champ scientifique par exemple : sociologie du corps à travers le sport, anthropologie du corps à travers le tatouage et les autres types de modifications, etc. Le discours médical et ses pratiques découpe lui aussi le corps : gynécologue, podologue, rhumatologue, cardiologue… utérus, pied, muscles, articulations, coeur… inlassablement, nous sommes découpé.e.s en morceaux.
Mais les poignées d’amour sont plus constamment utilisées pour désigner gentiment les bourrelets masculins et peu pour décrire ceux des femmes.
La morale de l’esthétique
Le morcellement touche-t-il plus les femmes que les hommes ? La déconstruction de la virilité passe par la déconstruction du corps masculin investi dans le sexe bandant, métonymie pornographique du corps de l’homme. Mais les poignées d’amour sont plus constamment utilisées pour désigner gentiment les bourrelets masculins et peu pour décrire ceux des femmes.
En 1995, le sociologue Jean-Claude Kaufmann constatait dans son ouvrage "Corps de femmes, regards d’hommes. Sociologie des seins nus" que, malgré une apparente liberté de dévoiler sa poitrine, c’était avant tout les belles selon les normes en vigueur qui pouvaient se montrer triomphantes et que les autres pouvaient somme toute aller se rhabiller. La moralisation de l’esthétique semble donc toucher davantage les femmes que les hommes, même si la répartition entre parties nobles et parties basses est corrélée aux usages des mots bas, triviaux, opposés aux mots nobles de façon plus large. Mais cette conception de la " bassesse " des mots est donc liée au corps et à la physiologie et ce n’est pas étonnant que les précieuses du XVIIè siècle aient oeuvré pour une langue plus courtoise et plus métaphorique quant à la trivialité du réel : les pieds devenaient les chers souffrants par exemple ou le nez, les écluses du cerveau.
Puisque nous en sommes à la langue, il existe un domaine où le morcellement est le lieu d’une règle de grammaire : il est en effet jugé fautif de dire "j’ai mal à ma jambe, j’ai mal à ma tête…". C’est la règle de la possession inaliénable qui concerne (en grande majorité) les parties du corps car nous avons avec notre corps une relation permanente et immuable qu’il est donc inutile de rappeler par l’emploi du possessif : Jean lève les mains car il ne peut lever celles d’un autre (sauf à trouver un contexte du type film gore où Jean le bourreau vient de couper les membres d’une victime). Par contre, regardons cet exemple : on dira plus facilement "ses" que "les" dans "Thérèse dansait et ses bourrelets tanguaient gentiment au son des percussions".
Le langage populaire a joué aussi avec ses morcellements comme dans cet exemple abondamment commenté par les linguistes : "Sylvie est jolie des yeux" (Frei 1928) comme cette pièce est haute en plafond. Et de façon plus large encore, on pourrait gloser toutes les expressions toutes faites à partir des parties du corps : tomber comme un cheveu sur la soupe, avoir la tête dans les étoiles, se mettre le doigt dans l’œil, à vue de nez, bouche bée, être au coude à coude, ne pas arriver à la cheville de, …De la langue et de la grammaire à la poésie, il n’y a qu’un pied.
Blasons du corps : de la poésie au fétichisme
Le blason est un type de poème à la mode au XVI è siècle lancé par l’épigramme du Beau Tétin de Clément Marot (1535). Son originalité repose sur un parti-pris thématique : le poète s'attache à un détail anatomique du corps féminin et en développe l'éloge sous une forme poétique et ludique. A noter que le contre-blason du " laid tétin " existe également, dénigrement moqueur de son sujet. Des blasons, on en trouve encore aujourd’hui, et aussi sous des plumes féminines :
"Son con. Très peu de poils, de la même teinte que ses cheveux; les grandes lèvres formant deux bourrelets onctueux. Son odeur de varech, son odeur de filets à sardines. Le coeur, la fontaine de Tantale. La rose lasse et fripée. La fin des peines".(Les bulles de Claire Castillon 2010)
L’art s’est emparé de ces focus corporels, tant l’art reconnu, muséal, contemporain que celui plus populaire, voire kitsch. Vous connaissez ces objets pornographiques populaires, une tasse avec des seins ou un sexe masculin dressé ? Morcellement, encore et encore. Mais, après tout, l’origine du monde de Courbet ne réduit-il pas le corps au sexe féminin (en fait, une métonymie de la syphilis demandée par le commanditaire à Courbet : peignez moi la syphilis et il peignit un sexe de femme) ? Les algorithmes qui repèrent les formes des seins sur les publications des réseaux sociaux objectivent et divisent encore le corps. Et le fétichisme sexuel investit d’une adoration et d’un culte certaines parties du corps, parfois surprenantes. Ainsi, pour Freud, le pied est "une partie du corps qui se prête […] mal à des buts sexuels ". Pourtant, "Le journal d’une femme de chambre" nous montre Célestine, objet d’un désir fétichiste à travers ses bottines. Mais Célestine avait-elle un hallux valgus ? Pourquoi pas en fait, le fétichisme ne s’arrêtant pas aux critères normés des corps. A propos de pieds, Dominique Rolin, l’écrivaine amoureuse de son Sollers d’amant, décrit très bien dans un de ses romans la vieillesse qui s’immisce dans son corps par les pieds et qui l’empêche peu à peu de suivre pas pas Jim, on ne vieillit pas d’un coup non, on sent son corps se morceler progressivement.
De l’insulte anatomique au corps militant
Du côté de l’insulte, le procédé de réduction corporelle est classique : l’insulte métonymie réduit aux parties du corps l’adversaire (insultes anatomiques) : "grosses loches, petites couilles", ou encore cet extrait du journal satirique, Le Père Duchesne, qui réduit Marie-Antoinette à " son ventre à trois étages ". L’insulte raciste réduit aussi l’autre à un détail physique ou anatomique stéréotypé : cheveux crépus, nez crochu, sexe proéminent…. stigmates physique du discours d’exclusion.
La caricature repose aussi sur l’hypertrophie d’un détail ou défaut physique. Mais c’est aussi ce même détail qui rend la personne unique : que serait Cyrano sans son nez ? On pourrait d’ailleurs en dire autant de celui de Cléopâtre, capable de changer la face du monde.
Mais le corps militant s’inscrit aussi dans des parties. Diogène plaidait qu’il est préférable de montrer ses fesses que de dire des conneries. Certes, la citation est approximative et sans doute apocryphe mais elle témoigne que le corps est politique et montrer ses fesses ou ses seins comme les Femen s’inscrit dans un usage militant corporel. #JeKiffeMonDecollete : des femmes affichent leur décolleté contre le sexisme.
Il existe donc une impertinence possible du corps morcelé : les gestes peuvent se faire obscènes ou insultants (faire la figue ou le doigt d’honneur), montrer (ou ne pas montrer) son visage représenter un acte de subversion, dénuder dans un contexte qui ne le permet les attributs sexués de son corps (fesses, sexe, seins), autant de formes qui obligent à revoir le potentiel impertinent à l’aune de la législation (qui les classera en trouble de l’ordre public, en attentat à la pudeur, comme un “trop de corps” non admissible). Le corps impertinent : celui des ukrainiennes seins nus, celui des strip-teaseuses burlesques, celui des modillons (ces petites sculptures obscènes sur les chapiteaux des églises romanes au Moyen Age), celui des déculottages enfantins, estudiantins, l’ivrogne qui montre son derrière ou son appendice, c’est selon. Montrer ses fesses : le corps devient social, je ne pense pas ici à ce qui est spécifiquement nommé l’exhibitionnisme sexuel à des fin d’outrages personnels (comme pulsion lubrique) ni à l’apodysophilie (se déshabiller totalement et de façon répétée dans n’importe quel endroit), non, je parle de l’acte provocateur, parfois pulsion ludique, je parle de l’acte transgressif social qui fait du corps un étendard de revendication , une forme de répartie bien sentie. Le corps redevient entier, au-delà du morcellement initial.
On y songera en enfilant (ou pas) son maillot cet été.
Laurence Rosier est licenciée et docteure en philosophie et lettres. Elle est professeure de linguistique, d’analyse du discours et de didactique du français à l’Université Libre de Bruxelles.
Laurence Rosier est contributrice régulière au projet numérique "Les Grenades-RTBF". Ce projet soutenu par Alter-Egales (Fédération Wallonie Bruxelles) propose des contenus d'actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet cherche à donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.