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"Bruxellisation", "échec", "gifle": le nouveau siège de BNP Paribas Fortis à Bruxelles fait débat

Le nouveau siège de BNP Paribas écrase la perspective et Bozar.

© RTBF

Par Karim Fadoul

Un prix qui ne fait pas l’unanimité à Bruxelles. Le 17 mars dernier, au Mipim, le salon international de l’immobilier de Cannes, les architectes du nouveau siège de BNP Paribas Fortis, entre les rues Montagne du Parc, Ravenstein et Baron Horta, recevaient le prix du meilleur centre d’affaires.

Prestigieuse récompense pour les bureaux Baumschlager Eberle Architekten, Styfhals et Jaspers-Eyers Architects qui ont imaginé un immeuble de 103.000 mètres carrés (12 niveaux dont cinq en sous-sol) lumineux et durable avec sa toiture verte, son système de stockage d’énergie et ses panneaux photovoltaïques. Un bâtiment exemplaire.

"Nous n’avons plus besoin d’énergie fossile. Nos besoins énergétiques sont maintenant sept fois moins élevés que dans notre siège précédent, qui avait pourtant la même superficie", expliquait Max Jadot, CEO de BNP Paribas Fortis, lors de l’inauguration officielle du siège le 4 février dernier. "L’espace invite à venir travailler à Bruxelles."

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Le radiateur géant

Un bâtiment à la pointe, primé lors de la grand-messe de l’immobilier. Mais une insulte pour les amoureux du patrimoine. Certains n’hésitent pas à parler de "bruxellisation", cette folie urbanistique des années 60 et 70 qui conduisit à la destruction de pans entiers de constructions remarquables comme la Maison du Peuple ou l’autel Aubecq de Victor Horta. Le courroux cible aujourd’hui le siège aux lamelles blanches du quartier de la gare Centrale, qui font penser à un radiateur géant. Trop massif, trop moderne, trop en décalage…

Tout a commencé, bien avant la remise du prix cannois. Henri Simons, ancien échevin de l’Urbanisme de la Ville de Bruxelles de 1995 à 2006, dit dans un post Facebook tout le mal qu’il pense du nouveau QG du bancassureur.

"Échec architectural. Techniques affreuses sur le toit. Écrasement du Palais des Beaux-Arts", écrit l’ancien Ecolo devenu PS, suivi d’un émoji dépité. Une photo accompagne le commentaire, avec en avant-plan Bozar, conception tardive et Art déco de Victor Horta, écrasé visuellement par le siège de Fortis.

L’ancien échevin de l’Urbanisme dit tout le mal qu’il pense du nouveau siège de BNP Paribas Fortis.
L’ancien échevin de l’Urbanisme dit tout le mal qu’il pense du nouveau siège de BNP Paribas Fortis. © Facebook/Henri Simons

Une centaine de commentaires plus tard, dont celui approbateur du rappeur bruxellois Roméo Elvis qui évoque une "bruxellisation" qui "a encore de beaux jours devant elle" mais aussi de Denis Grimberghs, ancien échevin et député cdH, une autre réaction fait parler. Thierry Wauters, rien moins que le directeur Patrimoine chez Urban.brussels, l’administration bruxelloise de l’urbanisme, réagit sur le même réseau social.

"Le nouveau siège de BNP Paribas Fortis est récompensé au salon de l’immobilier à Cannes alors que la toiture est une véritable gifle dans le paysage urbain… Un prix au raz des pâquerettes", mitraille Thierry Wauters. Il est rejoint dans son analyse par Henri Simons ou encore Marc Cools, élu MR ucclois. Contacté par la RTBF, Thierry Wauters n’a pas souhaité s’exprimer davantage.

Mais le malaise est là. Fallait-il autoriser l’édification de ce bâtiment qui tranche avec ses proches voisins comme Bozar et la Galerie Ravenstein, construits respectivement fin des années 20 et dans les années 50 ?

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Retour dans le temps. En 2009, Olivier Bastin devient le tout premier bouwmeester, le maître architecte, de la Région bruxelloise. A lui la mission de soutenir le gouvernement régional "dans son rôle de maître d’ouvrage exemplaire et de promouvoir une culture architecturale par le biais de concours, de prix et de projets pilotes".

Parmi ces concours, celui concernant le futur nouveau siège de BNP Paribas Fortis, annoncé en 2012. Deux ans plus tard, le jury dans lequel se trouvent Olivier Bastin mais aussi l’échevin bruxellois de l’Urbanisme Geoffroy Coomans de Brachene (MR) décide de confier au bureau d’architectes autrichien Baumschlager Eberle, le soin de construire le futur mammouth de béton.

Pour cela, il va falloir démolir le précédent siège un peu gris et extrêmement énergivore datant des années 60 et 70. Pourtant, certains lui trouvent un charme et veulent le conserver comme un "symbole d’une modernité d’antan […] toujours intéressante" écrit La Libre.

A l’époque, Olivier Bastin insiste, comme le rapporte L’Echo, sur le fait qu’il ne faut pas voir dans le nouvel immeuble de BNP Paribas Fortis "le remplacement du modernisme (l’immeuble condamné, NDLR) par une forme de post-modernisme". Le bouwmeester précise encore qu’une concertation a été organisée avec les voisins comme Bozar.

L’ancien siège de Fortis, aujourd’hui démoli.
L’ancien siège de Fortis, aujourd’hui démoli. © GOOGLE

Mais il n’est pas question de rénovation. Le démantèlement débute dès le permis d’urbanisme obtenu en janvier 2016. Des observateurs continuent de réagir. Le blog Delirurbain, qui aligne avec subjectivité les incongruités urbanistiques belges ironise en 2019 sur le nouveau siège en érection : "Ce bâtiment sera-t-il un jour inscrit au patrimoine en péril ? Ou rejoindra-t-il le lot inépuisable d’occasions ratées si chères à Bruxelles ?"

La revue "A + Architecture in Belgium", qui se veut être la référence en matière d’architecture et d’urbanisme en Belgique, évoque en 2018 le dossier BNP Paribas Fortis et notamment l’association entre le bureau autrichien et le bureau belge Jaspers-Eyers Architects qui a déjà façonné plusieurs quartiers de bureaux de la capitale (tours Proximus, des Finances, Dexia, Beobank…). Cette association est qualifiée de "monopole". Il est question aussi "d’absence de sens" dans le nouveau projet Fortis.

C’est un point dans la gueule !

L’unanimité n’existe pas autour de cette réalisation. Son tort : son volume, s’accordent à dire les détracteurs. "Il est certainement deux niveaux trop haut par rapport à Bozar", souffle cet expert du patrimoine en Région bruxelloise, préférant l’anonymat.

"Ce bâtiment semble mal fini. Il a été réfléchi au niveau de la façade, au niveau de la perception qu’on en a sur la rue. Mais dès qu’on tourne autour et qu’on le regarde d’un autre endroit, c’est un poing dans la gueule ! Objectivement, c’est un bel objet architectural mais qui n’a pas été réfléchi avec son paysage. En fait, c’est un objet architectural et pas un objet du paysage. Tout cet aspect a été négligé, ou pas, vu par les bureaux d’architectes concernés. La qualité de la façade est imperceptible dès qu’on replace le bâtiment dans sa rue, son environnement…"

Ne fallait-il pas au final maintenir l’ancien siège, ses deux tourelles de neuf niveaux pour les rénover ? "Je ne suis pas certain qu’on n’aurait pas demandé sa conservation", ajoute ce même expert.

"Les mentalités ont évolué", capables de faire fi des dégâts du passé. Paradoxe : les précédents bureaux aux lignes brutales et sans saveur avaient eux aussi sacrifié le classicisme de l’ancienne Société générale de Belgique.

Le siège de la société générale avant sa démolition fin des années 60.
Le siège de la société générale avant sa démolition fin des années 60. © Fortis

C’est en tout cas un jury honorable composé de douze membres qui a choisi de récompenser il y a quelques jours sous le soleil cannois le nouveau siège de BNP Paribas Fortis. Dans ce jury, le Belge Serge Fautré, CEO du promoteur AG Real Estate. Pourquoi avoir décerné un prix à cette réalisation ? "Les délibérations du jury sont confidentielles", coupe-t-il lorsque la RTBF lui pose la question.

"Deuxième chose, toutes ces critiques m’inspirent quelque chose d’extraordinairement belge : voir un projet belge être couronné d’un prix prestigieux et puis certaines personnes s’en plaindre sur les réseaux sociaux plutôt que de s’en réjouir", enchaîne-t-il. "Les réseaux sociaux expriment plus souvent des mécontentements qu’ils ne sont porteurs de messages positifs. J’imagine qu’il y a toutes les personnes qui ne s’expriment pas et qui se réjouissent de ce prix."

Ce n’est pas un prix d’architecture

Serge Fautré tient à souligner : le prix du Mipim "n’est pas un prix d’architecture. C’est un autre sujet. Les personnes qui ont voté se sont concentrées sur bien d’autres aspects que la façade et ce qui se trouve en toiture. Le prix obtenu au Mipim essaie d’exprimer, comme souvent, l’impact sociétal que peut avoir un projet sur la ville, la région ou le quartier dans lequel il est situé."

Le QG de Fortis a été choisi dans la catégorie "Meilleur centre d’affaires" offrant aux propriétaires et aux usagers (4100 collaborateurs sur place), comme l’explique le prix, "une satisfaction et une productivité accrues des travailleurs, un meilleur bien-être, une plus grande flexibilité et une meilleure performance énergétique et environnementale du lieu de travail".

"Sans dévoiler la mariée, les éléments qui, au sein du jury, ont fait que ce projet a d’abord été nommé, c’est la qualité de l’outil de travail offert aux employés de BNP Paribas Fortis", ajoute Serge Fautré. "C’est d’autant plus important en cette fin de pandémie et la nécessité de retrouver des lieux de travail humain, qui favorise le partage de projets et de sens."

L’accusation de bruxellisation moderne semble plus qu’excessive pour le patron d’AG Real Estate. "Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de personnes qui se soient attachées aux piliers de l’ancien siège en considérant que c’était une œuvre architecturale qui allait passer les siècles. Parler de bruxellisation, c’est utiliser des mots, mais ce n’est pas la réalité! Je rappelle qu’il y a eu un concours d’architecture, une enquête publique, des commissions de concertation... Tout le monde a eu l’occasion de donner son avis sur ce projet… Aujourd’hui, l’immeuble, il est là. Réjouissons-nous de voir qu’une société de la taille de BNP Paribas investisse de l’argent pour un siège et pérennise ainsi sa présence en Belgique."

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A l’ARAU, l’Atelier de recherche et d’action urbaines, Marion Alecian, sa directrice, estime que le projet est totalement critiquable sous trois aspects.

D’abord, sur "la question de la démolition-reconstruction et du greenwashing qui est utilisé pour permettre cette démolition-reconstruction. Il y a aussi la question de l’insertion de ce projet dans le paysage dans le centre historique et face au palais des Beaux-Arts. Enfin, il faut soulever le décalage entre un prix décerné par des experts et l’adhésion des professionnels de l’immobilier et de l’autre, la vision de l’habitant qui doit se dire que ce bâtiment est pire que celui d'avant."

Une vue depuis la rue des Douze Apôtres.
Vue depuis le Cantersteen.

"Ce projet BNP Paribas Fortis repose sur une démolition-reconstruction complète", développe Marion Alecian. "Ce projet est présenté comme plus urbain, mieux inscrit dans le paysage et qui condamnait deux tours qui n’étaient franchement pas appréciées par les Bruxellois et sans intérêt patrimonial. A l’époque de l’enquête publique, il y a eu peu de sorties contre ce projet parce que personne n’avait une affection par rapport au bâtiment à démolir. Cependant, aujourd’hui, on observe qu’il y a une crispation autour de ce nouveau siège, crispation légitime."

Un mur assez agressif

Légitime, selon l’Arau, parce que la promesse n’est pas au rendez-vous. "On observe une sorte de rideau, un nouveau mur érigé dans la rue qui est très différent du patrimoine qui l’entoure, entre autres le Palais des Beaux-Arts d’Horta. Il y a quelque chose qui jure et se distingue. C’est assez agressif, beaucoup plus même que le précédent bâtiment qu’il remplace."

"On nous promet", ajoute Marion Alecian, "un bâtiment avec une certaine fluidité et transparence. Puis, finalement quand on longe la rue, déjà depuis le Mont des Arts, on voit quelque chose qui détonne complètement avec ce mur blanc, assez vertical, même s’il est moins haut que le précédent. On pouvait essayer de deviner cela sur plans. Mais il y a une différence entre ce qui a été annoncé et ce qui a été construit. Il était aussi difficile de prendre conscience de ce décalage parce qu’on nous expliquait toutes les vertus environnementales du bâtiment. Cela a caché le reste. Ces vertus, il faut malgré tout les questionner. Entre autres, parce que le coût d’une démolition-reconstruction est très important en termes de pertes d’énergie grise, de déchets, de sous-traitance de ces déchets. Tout ce bilan carbone n’a pas été clairement présenté. C’est peut-être bénéfique sur le long terme vu les atouts avant-gardistes du projet. Mais cela devait-il justifier la démolition ? C’est plus complexe que cela."

A l’époque, lors de l’enquête publique, l’Arau ne s’est pas opposé à la démolition du précédent siège. "On ne connaissait pas bien sa valeur patrimoniale. C’était une balafre dans le paysage du centre-ville", un exemple de bruxellisation que l’Arau a combattu pendant des années.

"Ceci étant, aujourd’hui, on réfléchirait différemment tant au niveau de l’administration régionale et peut-être même des promoteurs. Il y a désormais une plus grande conscientisation sur l’impact d’une démolition-reconstruction dans le centre-ville."

Comment on en est arrivé là ?

Lors de l’érection du siège de BNP Paribas Fortis, les premiers commentaires se faisaient entendre. "On a eu pas mal de questionnements par rapport à la perspective avec Bozar. Même les administrations se posent les mêmes questions et se demandent comment on en est arrivé là. Le permis a quand même été délivré et est passé par ces mêmes administrations. Cela reste étonnant que le projet reçoive un prix pour ses différentes qualités environnementales et urbanistiques alors même qu’il est décrié en ce moment par les habitants, les administrations et les associations."

"Il y a une réflexion désormais qui vise à mesurer le pour et le contre, entre la situation actuelle et la situation projetée avec le critère du lien à partir d’une démolition-reconstruction en vue d’un meilleur contact avec la ville, les bâtiments proches, les habitants. Ici, ce qui est assez choquant quand on voit le nouveau siège, c’est qu’on a du mal à voir le lien qui est créé avec la ville quand on est face à cette façade. C’est un rideau sans contact avec l’extérieur."

Pourquoi, dès lors, ne pas avoir alerté, mobilisé, pétitionné, lors de l'enquête publique? Pourquoi venir après et étaler les critiques au grand jour? On l'a dit: peu s'émouvaient lors de la procédure de voir disparaître l'ancien siège.

"Malgré tout ce qu'on peut trouver comme défauts, il y a eu une enquête publique, on pouvait s'exprimer", reconnaît Marion Alecian. "C'est là qu'est la grande lacune dans les enquêtes publiques actuelles. Le projet n'a pas été bien exposé. Beaucoup ont découvert le rendu et l'impact sur la rue une fois le projet sorti de terre. Et je pense que c'est le cas aussi à l'administration et au niveau politique."

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