Parce que chaque concert de Bruce Springsteen est une expérience unique, c’est sous la clameur des plus de 80 000 personnes réunis sur le site de Werchter que le E-Street Band est entré en scène sur le coup des 22 heures tapantes. Sans effets de sons et de lumières, les membres historiques du groupe ont salué le public avant de laisser la place au Boss qui, sourire en bais, guitare en bandoulière, s’est approché, dégaine assurée, du micro sur pied et a lancé son puissant "1,2,3, 4 !!!" entré au panthéon du rock depuis des décennies.
Démarrant au quart de tour sur " No surrender ", chanson évocatrice du lien très fort qui peut exister entre musiciens en l’enchaînant à " Ghosts ", titre écrit à la mémoire de Danni Federici et Clarence Clemons, deux anciens membres du E-Street Band trop tôt disparus, on saisit très vite que la setlist aura, l’air de rien, comme fil conducteur les thèmes de l’amitié, du souvenir et de la mort de nos proches. Et lorsque on évoque l’amitié, on a pu remarquer cette complicité, solide comme un roc, entre lui et l’ensemble de son orchestre composé d’une vingtaine de musiciens. Dès le premier morceau, le fidèle Steven Van Zandt a d’ailleurs rejoint le boss derrière le micro pour un tandem guitares/voix qu'ils réitéreront régulièrement tout au long de la soirée.
Avec " Prove it all night " tiré de l’album de 1978 “Darkness on the edge of town” (qui fut au passage largement exploré pendant le concert avec notamment une version épique de " Badlands "), on a pu retrouver avec frissons la griffe vocale du Boss, même si par instant une légère faiblesse pouvait être perceptible (une faiblesse vite oubliée lorsqu’il est parvenu sur certains airs à monter divinement dans les aigus).
Alors en mettant en balance le tout, avec ses 73 ans au compteur, on ne pouvait être qu’admiratif devant un artiste qui n’a jamais quitté la scène sur les plus de 2h30 de concert et qui a joué en affichant un réel plaisir de ne faire qu’un avec son public. Car oui, Springsteen est resté le Boss. Le Boss car il a gardé cette maestria à maitriser parfaitement le tempo tant avec son groupe qu’avec l’ensemble des festivaliers suivant sa baguette " magique " devenant parfois choriste, parfois soutiens sur les refrains les plus connus, notament sur " Because the night ". Cette communion ne fut pas seulement ressentie sur ses classiques mais aussi sur sa reprise poignante du " Nightshift " des Commodores, donnant un petit parfum soul à cette soirée qui fut Rock’n’roll à plus d’un titre, Bruce Springsteen évoquant à plusieurs reprise " l’esprit rock’n’roll ".
Il nous a par ailleurs fait voyager dans le temps en remontant précisément au presque début du rock’n’roll. En grand conteur qu’il demeure, il nous a raconté sa jeunesse lorsqu’en 1965 avec des camarades de classe, il a joué pour la première fois dans un groupe, le début d’une incroyable aventure. De ses premières répétitions, il ne reste aujourd’hui que Bruce, ses amis ayant quitté ce monde, emporté par la maladie. Vrai moment d’émotion, visible sur le visage du Boss, qui à la mémoire de ses copains d’alors a entonné en acoustique " Last man standing "… Frissons et silence respectueux de la part du public.
Le Boss a su préserver cette force de pouvoir passer de la puissance à la fragilité en étant capable de " chuchoter " face à une foule aussi impressionnante qu'impressionnée. Si beaucoup de titres choisis étaient imprégnés par l’intime, Springsteen n’a pas oublié d’exprimer ses réflexions sur cette Amérique qu’il observe et décrit depuis un demi-siècle. Avec " The rising ", " Wercking ball " (décrivant la dureté du monde ouvrier) ou le chef d’œuvre " The river " avec ses notes d’harmonica diluées dans la nuit par son auteur, on ne pouvait qu'avoir la sensation de tourner les pages d’un livre sur l’histoire contemporaine du pays de l’Oncle Sam.
Ce dimanche en terminant un show libéré de tout artifice vidéo, en libérant comme une déflagration ses monuments que sont " Born in the USA ", " Born to run " ou " Glory days ", ce n’était pas seulement un grand artiste qui s’est présenté devant nous mais aussi un ambassadeur d’une Amérique multiculturelle, tolérante où les lendemains peuvent encore être portés par l’espoir d’une vie meilleure possible grâce à l’ " American dream ".