La bande des auteurs et autrices d’ " En toutes lettres !" s’agrandit. Dès cette semaine, nous accueillerons régulièrement Blandine Rinkel, écrivaine et membre du groupe Catastrophe. Pour sa première contribution, elle écrit à une jeune centenaire rencontrée cet été.
Chère Madame Fauché,
Je ne sais pas votre prénom.
Vous m’avez parlé l’autre jour, dans un EHPAD. Vous avez eu 100 ans le 4 janvier.
On ne se connait pas, mais on a discuté une heure. Vous avez raconté des souvenirs.
Récemment, une femme est morte sous vos yeux. Vous la connaissiez bien : vous veniez la chercher dans sa chambre à 11h chaque matin. Elle suivait votre déambulateur. Elle marchait moins bien que vous, mais elle suivait. Or ce matin-là, vous avez senti qu’elle ne suivait plus : c’est invisible, inaudible, mais ces choses-là se sentent. Vous vous êtes retournée et l’avez vu tanguer de gauche à droite. Vous l’avez vu s’effondrer.
Pourtant, vous l’aimiez bien.
Une larme nait dans votre oeil droit au moment où vous dites ça. La larme gonfle, puis, à la lisière de la paupière basse, dégringole sur votre joue, fend vos rides à la perpendiculaire et se précipite vers le menton. Bientôt, vous avez le visage trempé. Vous vous excusez.
Nous sommes en août. Ce mois des vacances et de l’envie. Un mois différent des autres, ou plutôt : un mois où les différences se font sentir. D’un côté ceux qui ont des vacances, des familles, de l’argent. De l’autre ceux qui — pas vraiment.
Votre nourriture à vous n’est pas différente en Août. Ce midi-là, j’ai mangé pareil. Un poisson trop cuit, des petits pois et des carottes, une pomme découpée en morceaux. Le tout sous cellophane. J’ai été frappée par le goût de l’eau : même l’eau, me suis-je dit en avalant, a le goût d’EHPAD.
Vos parents, quant à eux, fabriquaient du cidre. Avant la Seconde Guerre Mondiale, ils avaient lancé leur entreprise. Un dimanche en 44, les allemands sont arrivés chez vous, alors que vous déjeuniez. Ils vous ont demandé de vous lever, de vous plaquer contre le mur, et ils se sont installés à vos place. Ils ont mangé dans vos assiettes, bus le cidre dans vos verres. Puis ils sont partis, vous laissant la vaisselle à faire.
Vous racontez ça sobrement. On devine, au loin, l’humiliation, une honte laissée avec d’autres hontes dont on ne s’encombre plus à 100 ans. Vous n’êtes pas du genre à vous plaindre. Même le poisson trop cuit vous plaît. De toutes façons à votre âge, que voulez-vous.
Vous me racontez maintenant votre souvenir de la libération. Le Débarquement, en Normandie, vous l’avez vu, de vos yeux vu. Et vous avez senti la joie monter. Encore aujourd’hui, le souvenir gonfle votre corps d’une vigueur nouvelle.
Soudain, vous vous tenez droite. A l’époque, vous aviez fêté La Libération avec du cidre.
Autour de vous, il y avait les chars des canadiens, et dans une Jeep, un allemand capturé. Pas un soldat, précisez-vous, ça ne pouvait pas être un soldat puisqu’il n’avait que 17 ans. Un jeune homme, donc, qui regarde votre mère intensément.
" Je peux lui donner du cidre ?, demande-t-elle
- Nous ne pouvons pas vous donner la permission, répondent les Canadiens, mais on peut fermer les yeux. "
Et tant qu’ils ont les yeux fermés, votre mère donne un verre à l’allemand.
Des grosses larmes, dites-vous alors, se mettent à rouler sur ses joues. Et moi, c’est les vôtres que je vois.
Est-ce que toutes les larmes versées dans une vie centenaire finissent par former une rivière ? Une piscine ? Un bain ?
Nous sommes en plein mois d’août, dehors rien ne bouge.
Vous avez 100 ans, votre respiration est bruyante.
Vous me parlez de vos enfants. Qui ont 70, 75 ans. Que vous voyez parfois.
Un sourire illumine votre visage. Et je pense à tous ces mois, l’année dernière, pendant lesquels vous n’avez pu voir personne, isolée que vous étiez — prévenue de toute contagion.
Nouvel évènement d’envergure : une pandémie mondiale. Encore un peu d’Histoire. Et vous toujours au centre. Anonyme et pourtant — au centre de l’Histoire.
Vous me dites avoir aimé votre vie. Malgré les désastres, dites-vous, elle a toujours poussé, insisté, c’est fou comme la vie insiste. Vous riez un peu — je ris aussi.
Vous passez bientôt la porte de sortie et la lumière tape sur vos cheveux, blancs comme jamais. 100 ans sur terre.
Vous avez vu le monde changer, et je vous vois, moi, qui passez des larmes au rire en une seconde. Nous nous reverrons dites-vous. Puis vous disparaissez.
Et alors que vous n’êtes plus qu’un bruit de pas, je bois une nouvelle gorgée de l’eau du midi.
C’est fou, elle a désormais un goût de cidre.
Blandine.