Chère Annie Ernaux,
C’est difficile de vous écrire, parce que trop de gens rêvent de le faire. Quand on devient, comme vous, une figure, notre image se crispe. On se change en statue, en reine, en GrandEcrivain. Votre nom est désormais l’un de ceux qui font changer le timbre de la voix quand on en parle. Pour ma génération, pour celle qui lui précède, vous êtes devenue un mythe. Et moi les mythes, ça m’inhibe.
Quand tout le monde encense quelqu’un avec le même ton, je crains le malentendu.
Pourtant dans la solitude, je vous retrouve.
Plus que dans la solitude, même : dans la gêne. Vous êtes une autrice qui ne me réconforte en rien. Vous m’accompagnez, c’est certain, et ce depuis des années. Vous avez aguerri mon envie d’écrire, et permis de comprendre combien l’intime était politique, c’est certain aussi. Mais vous ne me réconfortez pas. Vous me gênez, sans cesse.
Vous m’échappez.
Et je me demande si ce n’est pas pour ça qu’on a besoin de faire de vous une statue : une " queen ", comme disent les réseaux sociaux. Parce qu’au fond, vous avez le pouvoir terrible de nous embarrasser, et qu’une manière de se dérober aux impressions mouvantes que vous provoquez chez nous, c’est de les pétrifier. De vous pétrifier.
J’ai éprouvé de l’embarras en lisant Un jeune homme, votre dernier texte. Un embarras de jeune fille, qui rougit en tournant les pages. Simultanément, je me suis sentie vivante. Parce que l’embarras, les zones poreuses, c’est précisément ce que les livres permettent d’explorer comme rien d’autre.
On lit. On se perd. On va où on ignorait pouvoir aller. On découvre. C’est-à-dire : on retire ce qui couvre la réalité. Oui, vous êtes une autrice qui me confronte, me déstabilise, et c’est très bien comme ça.
De Mémoire de fille, en 2016, j’avais recopié ces phrases : " Besoin d’écrire sur du vivant, sous la mise en danger du vivant, pas dans la tranquillité que donne la mort des gens, rendus à l’immatérialité d’êtres fictifs. Faire de l’écriture une entreprise intenable. "
Dans La honte, j’avais retenu celle-là : " J’ai toujours eu envie d’écrire des livres dont il me soit ensuite impossible de parler, qui rendent le regard d’autrui insoutenable. "
J’ignore si vos livres ont toujours pour vous cet effet. Je sais en revanche que parler à voix haute, avec des amis, de ce que m’ont apporté vos textes est une épreuve, car je ne peux le faire sans impudeur. Il me faut, pour qualifier ma lecture, affronter mon embarras. Je ne peux m’appuyer sur des phrases toutes faites, répéter ce que les autres disent. Il faut y aller. Formuler à sa manière. Prendre ce risque. Essayer de parler comme pour la première fois. Se donner ce courage.
Le courage du malaise, c’est ce que je vous dois. Vous m’avez encouragée à vivre avec le trouble. À le chérir. À l’appeler de mes vœux.
Les choses vécues sont rarement saines, claires et comprises d’emblée. Et pourtant il faut vivre, dans le gène et l’incompréhension, il faut vivre.
Et miracle, sauver la vie en l’écrivant.
Vous avez sauvé tant de jours d’heures et de visages. Vous avez formulé des non-dits, exploré des angles morts. Vous avez engagé votre vie.
Nous essaierons de prendre le relais. Et dans les conversations autour d’une table de fête, dans cinquante ans, vous ne serez pas qu’un nom célèbre, une statue ou un ensemble de faits d’armes. Non, vous serez le goût du scandale qui persiste. Vous serez le malaise qu’on explore. La femme qu’on dégèle. L’évènement qu’on dévoile. Vous serez le nom de la vie qui boue par en dessous.
Je ne crois pas que vous soyez une reine. Je ne crois pas que la formulation soit exacte. Je crois que vous êtes bien mieux, ou bien pire, bien moins figée, bien plus ardente que cela. Et avec tout le feu que j’ai dans le cœur, je vous en remercie.
A vous,
Blandine.
"Le jeune homme " (Gallimard), le nouveau livre d’Annie Ernaux vient de sortir. A cette occasion, Annie Ernaux nous a reçu chez elle pour une longue conversation"