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Bérangère Lhomme : "On me demande souvent si ce livre est un exutoire"

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Par Audrey Vanbrabant pour Les Grenades

Audrey Vanbrabant est journaliste indépendante depuis plusieurs années et fervente lectrice depuis toujours. Du plus loin qu’elle s’en souvienne, ce sont principalement des hommes qui ont constitué ses bibliothèques, les autrices étant souvent absentes des programmes scolaires et des remises de prix prestigieux. Il y a quelques mois, elle a constaté qu’elle ne lisait pratiquement plus que des femmes. Tous les mois, elle propose de découvrir une autrice belge et sa dernière œuvre. Bonne lecture !

TW viol : Attention cette chronique parle d’un livre dont le thème principal est le viol.

En commençant La centième femme on ne sait pas très si ce qu’on tient entre les mains est une fiction tant les premières scènes sont affreusement réelles. Bérangère Lhomme y dépeint un viol, assez cliché, puisqu’il s’agit de celui d’une femme dans une ruelle sombre. Or, les chiffres nous l’ont appris : plus de 9 victimes sur 10 connaissaient leur agresseur. Le mythe de la ruelle sombre a pourtant longtemps eu la peau dure. Heureusement, l’autrice ne s’arrête pas là puisque son récit s’entrecoupe d’autres scènes de violences sexuelles, pour le coup beaucoup moins clichées.

Heureusement pour les lecteur·trices, le livre ne se limite pas à dresser la liste des viols qui existent. Reste qu’il n’est pas plus mal de montrer que ce crime à de nombreux visages et qu’il est bien plus courant et multiple que ce que la justice, la police ou l’opinion publique ont longtemps pensé.

La centième femme, c’est aussi l’histoire de Nora, journaliste pour un magazine d’investigation, qui décide un jour de monter tout un dossier sur la culture du viol. Rencontres avec des expert·es, des victimes, questionnements personnels : bref une enquête sur du long cours. Nora ce qu’elle veut c’est montrer la pluralité des violences faites aux femmes et aux minorités de genres.

C’est raconter ce que sont la sidération (anéantissement soudain des fonctions vitales) et la dissociation (due au stress post-traumatique. C’est de montrer le parcours de la combattante pour se reconstruire et obtenir justice. C’est globalement le quotidien des journalistes des Grenades, entre autres.

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De journaliste à autrice en passant par thérapeute

Si ce premier roman commet quelques maladresses tant en termes de narration que de structures, il a la force de tenter de mettre en lumière le quotidien de ces femmes. Pour rappel, selon un sondage Amnesty, "près de la moitié des Belges (47%) ont déjà été exposé·es à au moins une des formes de violence sexuelle", dont une majorité de femmes. Et si Bérangère Lhomme en parle avec attention, c’est parce qu’elle connaît la lourde reconstruction des victimes de viol et d’agression sexuelle.

Journaliste dans une première vie, elle est aujourd’hui thérapeute spécialisée en traumas. Quand on lui pose des questions sur son quotidien de professionnelle, elle tranche directement : "Les viols, abus ou agressions sexuelles et les attouchements sont les traumatismes que je traite les plus fréquemment. Ils sont clairement majoritaires. Même quand les patient·es consultent pour tout autre chose (problème de confiance en soi, anxiété, insomnie), il arrive fréquemment que ce soient les violences sexuelles vécues et enfouies qui sont en réalité la source du problème."

Pour l’autrice, le constat est simple : si la parole se libère, ce n’est pas pour autant que le suivi psychologique apporté aux victimes est assuré. Pareil pour les conséquences à long terme sur la santé physique et psychique. Aujourd’hui encore, la sidération et la dissociation restent méconnues. Pourtant, toutes deux entraînent des séquelles qu’il faut soigner. Plus que les définitions de ce que sont les viols, La centième femme lève le voile sur une partie de ces séquelles inconsidérées et mal soignées.

Les viols, abus ou agressions sexuelles et les attouchements sont les traumatismes que je traite les plus fréquemment. Ils sont clairement majoritaires

Quel élément déclencheur vous a poussé à écrire ce livre, sur ce sujet aussi lourd que délicat ?

Bérangère Lhomme : "On me demande souvent si ce livre est un exutoire par rapport à mon métier de thérapeute spécialisée en traumas. Je me suis rendu compte pendant ma formation qu’il y avait énormément de personnes victimes de viols ou d’abus dans l’enfance. J’ai voulu témoigner, dire ce que c’était, raconter ces réalités. Par exemple, il était essentiel pour moi que figure ce passage dans lequel le personnage de Nora interviewe une ergothérapeute, je voulais parler de sidération. Typiquement parce que la sidération entraîne fréquemment la concupiscence. Notamment au moment du dépôt de plainte lorsqu’elles essuient des jugements tels que ‘Pourquoi n’avez-vous pas crié ? Pas bougé ?’. Et puis, la sidération appelle aussi à la culpabilité des victimes. Je voulais pouvoir expliquer tout ça dans le cadre d’un roman et raconter à quel point c’est compliqué d’en parler et de s’en remettre. À quel point tout ceci est destructeur."

Pourquoi avoir choisi la fiction pour raconter ces histoires ?

"Je voulais me donner plus de liberté. Je ne peux évidemment pas raconter l’histoire de mes patient·es telle qu’elle existe réellement. Et puis, j’avais aussi l’envie grandissante d’écrire un roman. J’en ai commencé mille sans jamais les achever. Ma première carrière, c’était celle de journaliste, je voulais réussir à lier ma profession passée et la présente. C’est aussi pour ça que j’ai fait le choix d’aborder l’histoire sous le prisme d’une enquête journalistique."

Le problème avec les traumas, c’est que ce sont des enregistrements qui tournent en permanence dans la tête, le corps et au travers des cinq sens

En quoi consiste votre métier de thérapeute experte en traumas ?

"Il y a deux parties à mon travail. D’un côté je donne des formations en hypnose conversationnelle et de l’autre des thérapies. Les personnes qui viennent me voir ont généralement subi un trauma. Quand je reçois un·e patient·e, même s’il ou elle vient avec quelque chose qui n’a, à première vue, pas l’air traumatique, je constate qu’il y a souvent un évènement derrière qui est à l’origine de ce pour quoi on me consulte. Et il est vrai que, fréquemment, il est question de viol ou d’agression sexuelle. Pour ça, l’hypnose fonctionne très bien et est une pratique salvatrice. Elle permet de faire ressortir des choses. Il n’est jamais question de faire revivre des traumas, je protège énormément les patient·es. Mais l’idée est de revoir la scène traumatique et de la transformer. Soit en réduisant l’agresseur et en l’écrasant, soit en l’éloignant considérablement, etc. L’idée est réellement de reprendre la puissance et le contrôle. Le problème avec les traumas, c’est que ce sont des enregistrements qui tournent en permanence dans la tête, le corps et au travers des cinq sens."

Comment sont généralement traitées les violences sexuelles en littérature d’après vous ?

"Je trouve que c’est de mieux en mieux abordé. Il y a davantage de justesse, d’attention et d’intelligence dans la manière d’aborder les viols et les agressions sexuelles. Et ce, que ce soit en littérature, au cinéma ou ailleurs. Le fait est que personne n’a envie de parler de ça ni d’y être confronté.e en fiction. Je me souviens d’une scène de viol dans C’est arrivé près de chez vous. C’est insoutenable, impossible à regarder et, surtout, il n’y a aucune analyse derrière, aucun décryptage. Aujourd’hui, c’est moins souvent le cas. J’ai essayé d’apporter un œil respectueux et attentif, mais sans jamais édulcorer la réalité des victimes. Je voulais que les lecteur.trices sortent de là bousculé·es.

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Le constat est le même pour les médias ?

"Oui, il y a globalement plus d’intelligence lorsque ces sujets sont abordés. Mais je continue de m’énerver. Quand on parle de viol, on se retrouve souvent face à des réactions simplistes et binaires : c’est soit blanc, soit noir. Mais ce sont souvent des personnes de ma génération qui pensent comme ça, les jeunes sont beaucoup plus attentif·ives."

Votre livre se termine sur une vision écoféministe de ce que pourrait être le futur de la planète, vous y croyez ?

"C’est quelque chose à laquelle j’aimerais croire, oui. Quand les manifestations contre le réchauffement climatique se sont enchaînées, j’ai trouvé incroyable de voir que c’était majoritairement des jeunes femmes qui descendaient dans la rue. C’est vrai que c’est souvent ce que je me dis : c’est le féminin qui va sauver la planète. Parce que, manifestement, l’actualité prouve encore que le masculin ne fait pas que des choses très intelligentes."

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Ritournelle dans cette chronique, c’est à votre tour de recommander des autrices qui vous ont marquée.

"En me remémorant mes dernières lectures, je me suis rendu compte avec bonheur qu’il y avait pas mal d’autrices, comme si mon inconscient me guidait vers elles. J’ai beaucoup aimé l’incontournable Sorcières de Mona Chollet, qui met en évidence la puissance 'jugée dangereuse' du féminin, même si je ne la suis pas vraiment sur sa vision de la maternité. Il y a aussi Delphine De Vigan pour son écriture et son approche très fine de la manipulation notamment. J’ai été durablement marquée et interpellée par Moi qui n’ai pas connu les hommes, le roman dystopique de Jacqueline Harpman. Enfin Par amour et Un tesson d’éternité de Valérie Tong Luong pour sa belle écriture sensible et forte à la fois."


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