L’histoire met en présence un interprète libre, intègre et pur, face à un autre qui s’est fourvoyé dans le mercantilisme dans une sorte d’hybridation entre le lisse Richard Clayderman et le plus rock’n’roll Jerry Lee Lewis, plus destroy. C’est lui que nous suivons, il est adulé des foules mais il est hanté par le talent de l’autre pianiste, qu’il envie et jalouse, alors même que son destin est beaucoup plus tragique.
C’est un roman graphique comme on les appelle, plus qu’une bande dessinée, un gros album avec une couverture à l’ancienne, comme nos vieux Jules Verne en carton rouge. Ce qui emporte dans cette histoire – au-delà des questions qu’elle pose sur la difficulté de rester soi-même, de servir l’art plutôt que de s’en servir – c’est sa plastique. Les deux auteurs, le scénariste Filipe Melo et le dessinateur, Juan Cavia, ont une formation musicale classique et jazz, et cela se sent totalement dans ce récit à la fois lyrique et brutal, dans sa construction tout est mouvement, agencée avec une rigueur et des traits presque anguleux, bousculés par un souffle qui explose en couleurs dans des pleines pages presque symphoniques avant de retrouver une rondeur et une proximité, plus intimes, que les tonalités en demi-teintes, très subtiles, induisent.
J’ai commencé à préférer le son des applaudissements à celui de la musique
L’histoire commence avant la guerre dans une grande maison bourgeoise à Paris. Julien Dubois, un petit garçon drillé par l’ambition démesurée de sa mère, développe un talent précoce. Elle l’inscrit à un important concours de piano, qu’il remporte, alors qu’il n’est pas le meilleur. Le meilleur, c’est Frédéric Simon, un garçon de son âge mais sans le sou, autodidacte, brillant, à la personnalité incontestable. C’est Chopin redescendu sur Terre. Et cette victoire usurpée, imméritée, Julien la vit très mal, parce que lui-même a succombé au talent hors normes de Frédéric. Sa victoire est un mensonge, une imposture qui va le poursuivre toute sa vie et qu’il va creuser jusqu’aux abîmes. Lui qui vénère Ravel, va devenir une bête de scène, le Roi de la Muzak et des excès en tous genres, cousu d’or, de platine et de honte de soi.
L’autre pianiste, il ne nous apparaît qu’en creux, par les souvenirs d’enfance du narrateur et par les disques que Julien Dubois devenu vieux, acariâtre, célinien écoute pour lui seul dans sa robe de chambre et sa maison vide. Entre-temps le lecteur aura assisté au dilemme faustien qui a gouverné toute sa carrière. Peut-on demeurer soi-même, et à quel prix, ou se trahir, et là encore, à quel prix ? A un moment donné Julien Dubois confie "j’ai commencé à préférer le son des applaudissements à celui de la musique".
Bien que cette histoire se déroule entièrement en France entre les années 30 et les années 2000, les deux auteurs de ce roman graphique sont Argentin et Portugais. Tous deux travaillent aussi pour le cinéma et/ou sont directeurs artistiques, ils nous parlent donc de choses qu’ils connaissent, le goût, les modes, les influences, le poids de la publicité dans ces pochettes de disques clinquantes, hideuses parfois, contraires à l’esthétique des interprétations qu’elles contiennent.
Cet album renverse la perspective, bouscule la thématique de l’ombre et de la lumière : celui qui est dans la lumière, au faîte de la gloire, aspire à disparaître et vit dans l’ornière de l’autre, le pur, l’inaltéré, le solitaire, l’indifférent, le Glenn Gould du clavier.
La musique est donc au cœur de ce recueil et le prolonge puisque la dernière page nous offre la partition de cette "Ballade pour Sophie", que vous trouverez sur YouTube jouée par son auteur, le scénariste Filipe Melo qui est aussi compositeur, interprète et professeur à l’Ecole supérieure de musique de Lisbonne.
"Ballade pour Sophie" de Filipe Melo et Juan Cavia parait aux éditions Paquet.