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Avancées russes sur le continent africain : l’UE doit-elle s’en inquiéter ?

© ALEXIS HUGUET / Un agent de sécurité privé russe (au premier plan) pendant le président centrafricain Faustin Archange Touadera (non visible) vote à Bangui, en République centrafricaine (RCA), le 27 décembre 2020, lors des élections présidentielles et l

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Cet article renvoie à l'émission radio ‘Le Journal de l’Afrique’, diffusée sur La Première, dans ‘Au bout du jour’, le 17 février 2022 à 19h.

Voilà, c’est dit : les forces françaises de l’opération Barkane ainsi que les forces spéciales Takuba, provenant d’une quinzaine de pays européens, se retirent du Mali. Le président français Emmanuel Macron l’a annoncé ce jeudi, juste avant l’ouverture du sommet entre l’Union Européenne et l’Union Africaine (17 et 18 février), à Bruxelles, au lendemain d’un mini-sommet qui réunissait à l’Elysée, une trentaine de dirigeants africains et européens.

Ce départ, se fera au profit d’un redéploiement régional pour lutter contre le terrorisme au Sahel. Là où les mouvements affiliés à Al-Qaïda ou au groupe Etat islamique ont conservé un fort pouvoir de nuisance malgré l’élimination de nombreux chefs.

Les relations entre Paris et la junte au pouvoir à Bamako étaient devenues "exécrables". Pour Emmanuel Macron, plusieurs lignes rouges ont été franchies : la volonté de discuter avec les djihadistes, la prise de pouvoir par une junte, le refus d’appliquer un calendrier de retour à l’ordre démocratique qui avait pourtant été annoncé et pour finir… le recours à une milice privée russe, la sulfureuse société Wagner.

Il faut dire que malgré la présence de ces multiples forces au Sahel – forces françaises, depuis neuf ans avec l’opération Serval puis Barkhane, et maintenant Takuba - qui accompagnent les forces régionales du G5 Sahel, la menace terroriste de groupes djihadistes ne faiblit pas. Les attaques se sont même répandues au Ghana, en Côte d’Ivoire, au Sénégal et maintenant au Bénin.

Vladimir Poutine dément tout lien entre l’Etat russe et les sociétés militaires privées (SMP). Certes, dans le tout-venant des miliciens recrutés, les Russes ne sont pas forcément légion. Certains viennent de pays arabes, d’autres du Caucase ou encore d’Europe de l’Est.

Mais personne n’est dupe. Pour Vincent Hugeux, grand reporter, auteur du livre "Tyrans d’Afrique" (Ed. Perrin), il y a peu de doute que Moscou soit aux manettes. "Les cadres de Wagner sont d’anciens officiers de l’armée de la fédération de Russie", explique-t-il. "Son propriétaire, Evgueni Prigojine, surnommé le traiteur du Kremlin, parce qu’il est le fournisseur des dîners fins du Kremlin, est un intime de Vladimir Poutine. Quant à Dmitri Outkin, le cofondateur du groupe Wagner, lui, est un ancien officier du renseignement militaire russe".

Quelle est la force du groupe Wagner ?

Pour autant, ces mercenaires russes qui sont dorénavant engagés aux côtés des forces armées maliennes (FAMA), ont-ils les moyens suffisants pour lutter contre le fléau djihadiste ?

Comparés à l’opération Barkhane (4300 Français au Sahel dont 2400 au Mali, selon l’Elysée) et à Takuba, les moyens de Wagner paraissent rudimentaires. "Ce sont des dispositifs au sol. Ils n’ont pas de drone, pas d’avion de combat…", décrit Arnaud Dubien, chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS). Et pour l’instant, ils n’interviennent que dans des zones les moins dangereuses, au centre du Mali et à Bamako. Pas au nord, ni dans la zone dite "des trois frontières" (Burkina, Mali, Niger), là où les djihadistes sont les plus offensifs.

"Là où Wagner s’est montré plus efficace qu’ailleurs, c’est dans le Donbass en Ukraine et en Syrie, lorsque les mercenaires avaient le soutien des forces russes", nuance Arnaud Dubien, "Mais au Mali, ce n’est pas le cas. En revanche, ce qu’ils font bien, c’est assurer la sécurité des autorités locales, la formation, l’entraînement".

Vincent Hugeux confirme, "Leur capacité opérationnelle à éradiquer un fléau djihadiste est limitée. Wagner doit encore prouver sa capacité à répondre à une conflictualité inédite de groupuscules qui sont parfaitement mobiles et maîtres d’une topographie compliquée".

On se demande même s’ils sont taillés pour la course !

Par le passé, le groupe Wagner n’a pas brillé sur les champs de bataille. "On se demande même s’ils sont taillés pour la course !", ironise Vincent Hugeux. En 2020, des mercenaires russes sont venus au Mozambique pour aider à combattre le mouvement al-Shabaab qui menait des attaques dans la province de Cabo Delgado, dans le nord du pays.

"Ils sont partis la queue basse, parce qu’ils étaient incapables de contenir le fléau djihadiste". En 2019, en Lybie, des mercenaires du groupe Wagner s’étaient battus en soutien au général dissident Khalifa Haftar qui voulait entraîner la chute de Tripoli " Ils avaient misé sur le mauvais cheval", note encore Vincent Hugeux. "Et là aussi, on ne peut pas dire qu’ils aient infléchi le cours de l’Histoire".

Aujourd’hui, le groupe Wagner est présent dans une douzaine de pays en Afrique : Libye depuis 2017, où les mercenaires seraient au nombre de 2000 ; République centrafricaine (RCA), 900 à 1000 ; Mozambique, 300 miliciens ; Autant au Soudan, notamment pour assurer la protection de la prochaine base navale russe.

Par ailleurs, des contrats ont été signés entre le groupe Wagner et d’autres pays, comme la République démocratique du Congo (RDC), le Rwanda, l’Angola ou encore le Zimbabwe.

Vincent Hugeux, grand reporter, auteur du livre « Tyrans d’Afrique » (Ed. Perrin).
Vincent Hugeux, grand reporter, auteur du livre « Tyrans d’Afrique » (Ed. Perrin). © Tous droits réservés

Comment Wagner s’introduit-il dans ces pays ?

"Que ce soit en République centrafricaine, en Lybie ou au Mali, le groupe Wagner s’engouffre dans un pays déstabilisé, dont les structures étatiques et militaires sont affaiblies voire inexistantes", analyse Vincent Hugeux. "Des pays qui, de plus, détiennent des ressources naturelles précieuses…".

"D’ailleurs, la carte des implantations des détachements Wagner en République centrafricaine et au Mali épouse parfaitement celles de mines ou de gisements profitables", constate-t-il.

De fait, au Mali l’implantation du groupe est en train de se formaliser sur une zone aurifère, tandis qu’en République centrafricaine, elle se trouve notamment sur des mines de diamants.

"Les canaux sont ouverts entre les mentors du contingent Wagner de République centrafricaine et ceux du Mali", explique encore Vincent Hugeux. "Leurs parrains à l’ambassade de Russie à Bangui ont offert ses services lorsqu’il s’est agi de finaliser l’éventuel contrat entre la junte Bamakoise et Wagner".

Un chiffre circule parmi les experts. Wagner proposerait un contrat de 10 millions de dollars par mois, pour assurer certaines fonctions militaires : formation, entraînement, protection. Or, on sait que le Mali, l’un des pays les plus pauvres du monde, est désormais soumis à de lourdes sanctions de la part de la Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de l’UE.

Qu’à cela ne tienne, les pays qui n’ont pas les moyens, peuvent céder des licences d’exploitation minière, comme ce fut le cas en République centrafricaine. Comme prochainement, peut-être, au Mali…

C’est ainsi que Jean-Yves le Drian, le ministre français des Affaires étrangères, a accusé Wagner de pillage. Notons au passage que la France n’a pas de leçon à donner en matière de bonne conduite. "Un ancien ministre des mines au Niger, me disait un jour, qu’il ignorait combien de quantité d’uranium, la France avait enlevé dans les années 70-80", raconte Vincent Hugeux.

Et à propos des violations des droits humains (torture, exécutions, viols, arrestations arbitraires…), dont le groupe Wagner s’est rendu coupable en RCA selon les Nations-Unies, la France, elle, n’a pas hésité à envoyer des mercenaires au Rwanda, en 1994, notamment un certain Bob Denard, pour soutenir des génocidaires. L’usage des mercenaires est loin d’être le seul apanage des Russes.

Soldat français, le capitaine François-Xavier du 2e REP posant devant des véhicules blindés dans la base militaire de Gao, dans le nord du Mali, le 4 décembre 2021.
Soldat français, le capitaine François-Xavier du 2e REP posant devant des véhicules blindés dans la base militaire de Gao, dans le nord du Mali, le 4 décembre 2021. © AFP

Guerre d’influence et de désinformation

Parallèlement à cette action militaire, la Russie mène une guerre d’influence et de désinformation. Une bataille de l’opinion qui se joue notamment sur les réseaux sociaux mais pas seulement.

Vincent Hugeux l’a observé en RCA. "Par exemple, ce sont des locaux d’une radio en souffrance qu’on rénove et qu’on équipe en studios neufs. C’est un confrère à qui on offre une voiture de fonction et un salaire multiplié par quatre, s’il accepte de prendre les rênes d’une rédaction de ce genre, qui discrédite la France et qui diffuse un discours pro russe. Des confrères centrafricains m’ont donné les tarifs : un papier pour dénoncer l’odieux impérialisme néocolonial de la France’, vaut autant. Un éditorial à la gloire d’une initiative civile de l’ambassade de Russie’à Bangui, vaut autant. Il y a aussi, des manifestations anti-françaises…".

Au Mali, les campagnes d’influence pro russes auraient commencé dès 2019. Une période qui aurait coïncidé avec les premières incursions sur le terrain de responsables de la société paramilitaire Wagner. Depuis peu, Paris assume recourir, lui aussi, à ces méthodes, mais avec un certain retard, comparé à Moscou…

"D’autres entités privées russes, moins connues que Wagner, sont présentes sur le continent", ajoute Arnaud Dubien. "On voit aussi des communicants, des sociologues, des conseillers politiques, des spécialistes de sondages, qu’on appelle des ‘spin-doctors’ qui vont conseiller un candidat ou un parti pour des élections".

La Russie aurait-elle donc joué un quelconque rôle dans les coups d’Etat successifs qu’a connu le Mali, la Guinée et plus récemment, le Burkina Faso ?

"C’est lui prêter beaucoup trop de pouvoir", analyse Vincent. "Les coups d’état successifs qu’on a connu en Afrique subsaharienne, sont avant tout le résultat du discrédit radical de pouvoirs exécutifs impuissants, perçus comme lointains voire suffisants, et incapables d’apporter dans la vie quotidienne, la sécurité et un minimum de services publics".

Stratégie Russe sur le continent africain

En réalité, cela fait des années que la Russie tisse sa toile sur le continent, depuis la Méditerranée à l’Atlantique en passant par la Guinée… en signant des accords économiques, dans les secteurs aussi variés que l’énergie, le nucléaire et plus récemment sanitaire avec Sputnik.

Dans le domaine militaire, toujours, la Russie cherche à devenir le plus grand fournisseur d’armes en Afrique. Actuellement, la Russie représente 49% du total des exportations d’armes vers le continent.

L’Egypte et l’Algérie sont ses deux principaux clients, avec respectivement 2.8 milliards et 4,1 milliards de dollars, le troisième étant l’Angola (500 millions de dollars), viennent ensuite le Nigéria (160 millions), le Soudan (125 millions) et l’Ethiopie (70 millions).

Toujours sur le plan militaire, ajoutons que la Russie a signé des accords de coopérations avec tous les pays membres du G5-Sahel.

En particulier ces dernières semaines, la Russie a renforcé ses relations économiques et politiques avec l’Algérie, sachant que l’Algérie borde le Sahel, lieu d’intérêt particulier pour l’Union européenne… L’Algérie a autorisé l’utilisation de son espace aérien pour que la Russie puisse mener des opérations militaires au Mali alors qu’elle y a mis son veto à la France.

Moscou cherche à redéployer son influence sur le continent qu’elle a perdue dans les années 90, après la chute de l’URSS, renouer avec les pays dits "socialistes" et "marxistes", qu’elle soutenait pendant la guerre froide, comme le Mali, l’Algérie ou l’Angola, contre "l’impérialisme occidental".

La plupart de ces pays ne sont donc pas une Terra Incognita. "Mais la politique russe va bien au-delà de la géographique soviétique", note Arnaud Dubien. "Les Russes sont présents en RCA, au Maroc…". Le Maroc exporte à Moscou ses tomates et autres produits agricoles.

"A court terme", analyse Vincent Hugeux, "l’intérêt de la Russie en Afrique, est de diversifier ses zones d’opérations. C’est un vase d’expansion pour vendre de l’armement, placer des instructeurs et recevoir en contrepartie, des métaux précieux et de l’énergie. A plus long terme, l’intérêt de Moscou est de permettre à la Russie de revendiquer son rond de serviette à la table des grands de ce monde, et d’apparaître comme un acteur global et pas seulement comme un acteur régional".

Le président français Emmanuel Macron (G) avec le président sénégalais Macky Sall (D) avant une réunion sur le Sahel avec les dirigeants de la région à l’Elysée à Paris, le 16 février 2022.
Le président français Emmanuel Macron (G) avec le président sénégalais Macky Sall (D) avant une réunion sur le Sahel avec les dirigeants de la région à l’Elysée à Paris, le 16 février 2022. © Ludovic MARIN / AFP

Une avancée russe, au détriment des intérêts de l’Europe ?

La Chine, face à la Russie est-elle une alliée ou une concurrente ? "N’exagérons pas l’ampleur des investissements russes, en Afrique", analyse Vincent Hugeux. "La ‘grande Russie’, dont rêve Vladimir Poutine, possède un PIB équivalent à celui de l’Espagne. Tandis que la Chine possède une puissance financière et économique dix à quinze fois supérieure. L’emprise russe en Afrique, aujourd’hui, avec tous ces accords militaires, nucléaires, énergétiques, agricoles… n’a rien à voir, dans son intensité et son ampleur, avec ce qu’elle était du temps de l’Union soviétique. Par rapport à Pékin, la Russie reste un acteur modeste".

Arnaud Dubien abonde dans le même sens. "Je me demande si la Russie n’a pas atteint un certain plateau. Le retour de la Russie s’est fait tardivement, avec des ratés importants, comme le méga contrat nucléaire qu’elle n’a pas signé en Afrique du sud… et je ne suis pas certain que l’empreinte stratégique à l’échelle du continent ait vocation à beaucoup s’accroître".

On est dans un jeu de rivalité d’influence avec une Europe qui a pris du retard

Dans le même temps, ce n’est pas un hasard si la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, a promis un investissement européen de 150 milliards d’euros, en Afrique. Pour contrer l’influence chinoise et l’avancée Russe. L’UE dit être "le partenaire le plus fiable", dans la protection de l’environnement ou les droits humains. Un débat qui sera au cœur du sommet Europe-Afrique, ces 17 et 18 février à Bruxelles.

"On est dans un jeu de rivalité d’influence avec une Europe qui a pris du retard sur le continent", analyse Vincent Hugeux. "Il est intéressant de noter que ce rendez-vous UE-UA, précède de quelques mois la deuxième édition du sommet Russie-Afrique. Il y a aussi les sommets Chine-Afrique qui mobilisent des dizaines de chefs de gouvernement…"

Et d’ajouter, "Une guerre ne se gagne pas seulement sur le front militaire mais aussi sur celui du développement : services publics etc. Or tout l’argent européen qui a été englouti dans la formation, l’accompagnement, les programmes de développement etc. n’a pas servi à grand-chose, puisque l’influence européenne a plutôt tendance à décroître, en dépit de ces investissements, au profit d’acteurs comme la Russie, la Chine et aussi la Turquie".

Arnaud Dubien, chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS)
Arnaud Dubien, chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) © Tous droits réservés

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