Patrimoine

Au Pérou, des "brochettes" de vertèbres témoignent de la violence des conquistadors

© C. O’SHEA

Par Johan Rennotte

Quels étranges objets que voici. Dans la vallée de Chincha, au sud du Pérou, 192 bâtons enfilés de vertèbres humaines ont été mis au jour et étudiés pendant dix ans. Les scientifiques pensent aujourd’hui avoir découvert la signification de cette curieuse pratique mortuaire, et elle serait en lien avec les saccages commis par les colons espagnols.

Chincha est une vallée prolifique en matière d’archéologie. Elle fut le cœur d’une riche culture précolombienne, plus ancienne que les Incas. Petit royaume prospère, la civilisation chincha (dont vient d’ailleurs le mot "chinchilla", comme le rongeur bien connu) a été intégrée à l’empire Inca vers 1480, avant de subir une dramatique baisse de population, sans doute due à la colonisation, aux famines et aux maladies.

Vue de la vallée de Chincha, au Pérou.
Vue de la vallée de Chincha, au Pérou. © Jacob L. Bongers

Les restes humains curieusement assemblés ont été retrouvés plantés à la verticale dans le sol des tombes décorées, des "chullpas", abondantes dans la vallée. S’ils étaient déjà bien connus de la population locale, ils ont attiré l’attention des archéologues. Comment, en effet, ne pas se demander pourquoi les vertèbres ont été empilées de la sorte ? À qui appartenaient-elles ? Quelle est la signification de cette pratique mortuaire insolite ? Autant de questions auxquelles des scientifiques ont tenté de répondre.

La recherche a été publiée dans le journal Antiquity, et on y apprend des choses étonnantes. Ainsi, chaque "brochette" est composée d’ossements provenant d’un seul individu. Elles comptent pour la plupart entre 4 et 10 os, et grâce à l’analyse de la croissance de ceux-ci, on a pu déterminer qu’ils appartiennent en majorité à des adultes, mais qu’un sixième était tout de même âgé de moins de 20 ans au moment du décès, survenu au 15e siècle.

Une "chullpa", tombe de la vallée de Chincha.
Une "chullpa", tombe de la vallée de Chincha.
Une "chullpa", tombe de la vallée de Chincha.

Les indications les plus précieuses ont été faites grâce à une datation au carbone 14. En datant les ossements et les morceaux de bois qui les supportent, les scientifiques ont constaté que les vertèbres ont 40 ans de plus que les bâtons. Les défunts étaient donc déjà morts depuis belle lurette lorsque leurs vertèbres ont été "embrochées".

"Les vertèbres sur ces poteaux sont pour la plupart désarticulées et ne sont pas dans un ordre anatomique. On les trouve principalement dans des tombes pillées qui ont des ouvertures, qui permettaient aux gens de rentrer dans ces tombes et d’accéder aux morts."

Précise Jacob Bongers, coauteur de l’étude.

L’une des étranges "brochettes" de vertèbres retrouvée dans une tombe.
L’une des étranges "brochettes" de vertèbres retrouvée dans une tombe. © Jacob L. Bongers

La période à laquelle les objets ont été assemblés correspond à celle du début de la colonisation de la région par les conquistadors espagnols. Une conquête violente, brutale, et surtout avide. Car il semble bien que si ces os ont dû être rangés de cette façon, c’est parce que les Espagnols d’alors ont profané les tombes, sans faire grand cas des corps qui s’y trouvaient. Leur but : trouver des objets en or supposément enterrés avec les défunts.

Les corps ont ainsi été saccagés, éparpillés un peu partout dans les tombes. Les descendants des trépassés auraient tenté de reconstituer symboliquement les restes de leurs ancêtres, soutient Bongers.

"Les peuples locaux de la période inca attachaient de l’importance à l’intégrité des corps défunts. Nous pensons que les Chincha partageaient cette croyance. Le pillage européen aurait endommagé des cadavres et aurait pu "corrompre" les morts."

L’une des tiges de vertèbres est surmontée d’un crâne.
L’une des tiges de vertèbres est surmontée d’un crâne. © Jacob L. Bongers

Si les piques à vertèbres sont un cas unique au monde, reconstituer des corps humains à l’aide d’éléments naturels n’est pas une pratique propre aux Chincha. En Égypte antique, certaines méthodes de momification s’aidaient de morceaux de bois ou de plantes pour rigidifier les restes. Quant au peuple Chinchorro du Chili, il utilisait aussi des bâtons pour remplacer la colonne vertébrale de ses momies (les plus anciennes au monde).

L’étude ne ferme pas la porte à d’autres utilités. Reconstituer les corps profanés n’était peut-être pas le seul but de ces objets mystérieux.

"Il existe de nombreuses autres explications plausibles pour les bâtons de vertèbres que nous ne pouvons pas exclure. Ils peuvent avoir été utilisés pour transporter les restes des morts vers les tombes. Ils peuvent avoir servi de trophées ou de représentations de statut, de pouvoir ou de certains individus. Ils peuvent même avoir été utilisés comme "hochets" pour les cérémonies !"

Affirme le chercheur. Une autre fonction possible ? Effrayer les pilleurs de tombe. Quoi qu’il en soit, les objets macabres seront encore sujets à études. Des analyses ADN devraient être réalisées pour déterminer plus précisément l’identité des défunts, et identifier leur rôle dans la société chincha.

Les restes retrouvés dans les tombes de Chincha.
Les restes retrouvés dans les tombes de Chincha. © Jacob L. Bongers

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma... Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Articles recommandés pour vous