Les Grenades

Annabelle Lengronne dans "Un Petit Frère" : "Le féminisme n’est pas uniquement dans les films engagés"

© Blue Monday Productions - France 3 Cinéma

Biberonnée au théâtre avant de basculer dans le cinéma, c’est à 18 ans qu’Annabelle Lengronne débarque à Paris, après une enfance en Martinique. Remarquée en France pour son premier rôle dans La Fine Équipe, elle a tourné aussi en Belgique : en 2020 elle incarnait un des rôles principaux de Filles de joie d’Anne Paulicevich et Frédéric Fonteyne, aux côtés de Sara Forestier et Noémie Lvovsky.

Dans Un Petit Frère, le nouveau film de Léonor Serraille (Jeune Femme), une fresque familiale sur trois générations, elle incarne Rose, la mère, qui arrive en France depuis la Côte d’Ivoire avec ses deux enfants. Le film raconte son parcours de femme, de migrante et de mère, et son combat quotidien pour concilier sa farouche envie d’indépendance avec la charge mentale du foyer.

Une interprétation puissante, qui s’étale sur pratiquement trente ans. Avant de sortir sur nos écrans ce 1er février, le film a été présenté au dernier festival de Cannes, où Les Grenades l’ont rencontrée.

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Comment avez-vous décroché le rôle de Rose ?

De manière assez classique, j’ai passé un casting. Léonor (la réalisatrice, NDLR) a vu énormément de personnes, pour le rôle, et j’ai passé plusieurs 'tours'. Ensuite, on a beaucoup recherché le personnage en amont. Bien sûr j’ai des points communs avec Rose – de toute façon au départ de chaque validation d’un·e acteur·trice pour un rôle, il faut des points communs. Mais il y avait tellement de complexité dans ce personnage, qu’il y avait un vrai travail de construction à faire. Comme vous le savez peut-être, le film de Léonor est inspiré de la vie de son compagnon : le "petit frère" du film, c’est lui, et Rose est inspirée de sa mère. Mais j’ai vraiment eu le sentiment de créer une personne fictive. C’est la première fois que je ressens ça. C’est le plus beau rôle que j’ai joué de ma vie, et c’est la meilleure direction d’acteurs que j’ai eue.

Quels points communs voyez-vous avec Rose ?

Je suis adoptée : ma mère était migrante, elle venait du Sénégal, j’étais dans son ventre à la traversée, je suis née dans le métro, après elle est repartie et je ne sais pas qui c’est. (Elle est ensuite partie vivre en Martinique avec ses parents adoptifs, NDLR). Donc par rapport à mon histoire personnelle, le fait de jouer ce rôle, de me dire que je joue éventuellement la vie que ma mère biologique aurait eue si elle était restée en France, c’est un hommage, et c’est une belle revanche sur la vie.

Au lieu de faire des œuvres revendicatives, peut-être que le plus efficace, c'est juste de montrer le quotidien 

Au début du film, Rose, votre personnage, arrive en France depuis la Côte d’Ivoire avec ses deux fils…

Oui. Elle a fait des études, elle devait être prof, mais elle a eu les enfants très jeune, elle a dû se marier avec l’homme avec qui elle les a eus… Alors elle décide de partir. C’est quand même extraordinaire le courage qu’elle a, de se dire, "Je vais choisir ma vie". Du coup, elle va chercher un logement, s’occuper de l’intégration des petits, trouver un travail comme femme de chambre – ça veut dire régresser socialement, vu que son diplôme d’enseignement, comme beaucoup de diplômes d’Afrique de l’Ouest, n’est pas reconnu en France, il faut que tu les repasses, et tu n’as pas le temps parce qu’il faut manger. Donc elle doit gérer tout ça – mais à côté, elle choisit avec qui elle veut coucher ! Et ça, c’est du panache, dans toute cette misère.

 

© Blue Monday Productions – France 3 Cinéma

Vous l’avez rencontrée, celle qui a inspiré Rose, pour préparer le rôle ?

Non, en fait elle a dit "Léonor, pourquoi tu fais ça ?" Elle ne comprend pas pourquoi on fait un film sur sa vie. Alors que c’est une héroïne de l’ordinaire.

Par rapport à mon histoire personnelle, ce rôle est un hommage, une belle revanche sur la vie

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’être actrice ?

Je n’ai jamais "voulu", en termes professionnels, être actrice. C’est juste que j’ai vécu dix ans de harcèlement scolaire, et une fois arrivée au lycée, j’étais extrêmement fermée. Je ne voulais vraiment pas qu’on m’emmerde. Et faire du théâtre, ça me faisait beaucoup de bien. La différence, c’est aussi un des thèmes d’Un Petit Frère : être différent·e de plusieurs façons, et comprendre que c’est ça, ton identité. Et le fait d’arriver sur un plateau de théâtre, où tu as le droit d’être qui tu veux, de t’exprimer… ça m’a apporté beaucoup. Après le bac, j’ai voulu faire une école de théâtre – mais pas pour être actrice, juste parce que je kiffais. En sortant de l’école, pendant l’été, j’ai joué dans une pièce de théâtre au festival d’ Avignon, on a eu un prix… Et lors de la présentation de la pièce, une agente m’a donné sa carte. A la rentrée, ma mère me dit : "Mais appelle-la en fait ! Faudrait peut-être que tu bosses (rires)." Mes parents m’ont toujours soutenue. Donc voilà, ça a commencé comme ça.

L’aspect politique d’un rôle, l’aspect féministe, est-ce que ça rentre en ligne de compte dans vos choix ? Sans forcément que le film soit militant pour autant…

Oui, je comprends. En fait, plus le temps passe, plus je me rends compte que le féminisme n’est pas forcément que dans histoires engagées. Au lieu de faire des œuvres revendicatives, peut-être que le plus efficace, c’est juste de montrer la vie d’une famille. Raconter le quotidien, comme avec Un Petit Frère, pour moi c’est ça le plus fort. Dans le film, Rose travaille dans un hôtel, mais elle a aussi un travail non rémunéré, qui est cheffe de famille monoparentale. Avec la charge mentale, et tout ce que ça implique. Et là on parle d’une famille noire, mais avec ce qui se passe dans le monde, il y a plein de ‘Rose’ukrainiennes qui arrivent. Je prends l’exemple de l’Ukraine, mais c’est universel. Il y a plein d’exemples de travail gratuit que les femmes ont fait sur des générations.

Qu’est-ce qui vous plait le moins dans votre métier ?

Le fait de se vendre. C’est un exercice avec lequel je ne suis pas du tout à l’aise. Et dans la formation d’acteur, on ne nous l’apprend pas. On dépend beaucoup du désir des autres, c’est pour ça que beaucoup d’acteurs et d’actrices se mettent à écrire et réaliser. Il faut réussir à garder le cap mentalement pour pouvoir être désirable. D’abord pour soi-même, et ensuite pour les autres. Et puis si on nous apprenait à gérer nos contrats, et l’administratif, ce serait bien aussi.

 

© Blue Monday Productions – France 3 Cinéma

Et ce qui vous plait le plus ?

Créer un rôle, et le jouer. C’est tout bête, mais c’est vrai. Pour le personnage de Rose, le travail de l’accent (ivoirien, NDLR) me stressait un max : je suis très européenne et parisienne, j’ai un accent moitié "caillera" moitié parisien, donc il fallait vraiment enlever ça. C’était une question de conscience professionnelle évidemment, mais aussi un devoir par rapport à mes frères noirs de Côte d’Ivoire, parce que tu représentes.

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On a posé la question à Léonor de ce que ça signifiait en tant que blanche de faire un film sur une famille noire ; mais moi c’est une question qu’on ne m’a pas posée, alors qu’en tant que noire adoptée et Française, et non pas Africaine, sauf physiquement, je représente des gens qui ne sont pas moi. Ça, c’est aussi une responsabilité, et il est de mon devoir de faire de mon mieux pour que ce soit le plus véridique possible.

Un Petit Frère, de Léonor Serraille. En salles ce 1er février.

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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d’actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

 

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