Bonjour, moi c’est Teri, diminutif de Thérèse, qui fait trop vieux.” C’est la petite nouvelle de la rédaction. Elle a préparé un article sur le foot en marchant, qu’elle pratique du haut de ses 79 ans. Le cheveu blond, le visage fardé, le verbe haut, elle est assise à une longue table, encombrée de bols de chips, de verres de vin et de bières. La réunion de rédaction pour préparer le douzième numéro de “Amour & Sagesse” vient de commencer.

Au menu : l’édito du collectif Colle Colle girls (des femmes âgées qui ont pris conscience qu’elles avaient été victimes de violences sexuelles), l’article de Teri, des photos de Vincen Beeckman dans un service de gériatrie, le portrait de Malika, la rubrique confidence pour confidence, la rubrique cuisine…

“F#&K âgisme”

Aux murs :Touche pas à mon vieux, Les vieux tombent encore amoureux, “F#&K âgisme”, des calicots, à côté du portrait géant d’une mamie catcheuse qui s’est retrouvée dans le magazine.

Réunion de rédaction.
Réunion de rédaction. © Daphné Van Ossel

A la barre de cette aventure : Jeanne Boute, 37 ans, coordinatrice du Service Seniors de Forest. Le minois fin et lisse, les cheveux en tempête, et déjà un peu gris, on dirait qu’elle brouille les frontières, pour illustrer son propos : “Il ne faudrait pas catégoriser les vieux en fait, ce sont des gens comme tout le monde.”

Sauf qu’il a bien fallu le faire, pour créer, avec son équipe, et le photographe Vincen Beeckman, ce magazine fait par des aînés, à destination des aînés, et des autres. Un article du tout premier numéro donne le la : “ALORS 'MERDE', ARRÊTEZ DE NOUS APPELER 'LES PETITS VIEUX'”, accompagné d’une photo où l’auteure, fait un geste quelque peu irrévérencieux…

Acteurs du projet

Le ton a quelque chose de rock’n’roll, et de purement bruxellois. Ça fait du bien” résume parfaitement la graphiste Lucie Caouder. Le ton est décalé, l’esthétisme léché, le fond varié, mais toujours profondément humain.

On a lancé ce magazine parce qu’on ne demande jamais l’avis des vieux”, explique Jeanne Boute, boule d’énergie, d’humour et d’amour, mot qu’elle a souvent à la bouche. “C’est quelque chose qui nous révolte beaucoup. On parle trop souvent à leur place, alors on a voulu leur donner la parole, qu’ils écrivent eux-mêmes, qu’ils soient acteurs du projet.”

Evelyne Flamand : "Alors 'MERDE', arrêtez de nous appeler 'les petits vieux'."
Evelyne Flamand : "Alors 'MERDE', arrêtez de nous appeler 'les petits vieux'." © Vincen Beeckman

Christine, 73 ans, les cheveux courts et blancs, le regard et la parole francs, attablée à côté de Jeanne, fait partie de ceux qui ont pris la plume : "On forme un trio, Odette, Nicole et moi. Avec Benoît, on nous appelle D’Artagnan et les trois mousquetaires ! On nous a envoyés interviewer deux sex-shops. Moi, j’étais épatée. Les sex-shops, ce n’est pas ce qu’on pense, c’est bien mieux.

"C’est important de parler de sexualité"

Elle a toujours appelé un chat un chat. Elle ne voit donc aucun problème à aborder ce genre de sujet. “C’est important de parler de sexualité, défend-elle. Je suis certaine qu’il y a beaucoup d’hommes et de femmes qui sont à la maison, qui sont en manque de quelque chose mais ne savent pas de quoi, et qu’en fait, ils ont besoin de trouver une compagne ou un compagnon. Ne fût-ce que pour partager un peu de tendresse, d’amour et, pourquoi pas, avoir des relations sexuelles. C’est faisable à tout âge.”

L’idée c’est de créer un lien, une solidarité à un niveau microlocal

Amours & Sagesse brise les tabous, et lutte contre l’âgisme en renvoyant une autre image de la vieillesse (“ni déprimante, ni ‘golden-seniors-aux-belles-dents’”). Le journal donne la parole aux aînés, et, en plus de tout ça, il crée aussi du lien. “L’idée c’est de créer un lien, une solidarité à un niveau microlocal, précise Jeanne, que les gens prennent soin de leurs vieux, de leurs voisins qu’ils croisent tous les jours à la boulangerie. Tu vois le magazine et tu te dis ‘ah mais je le connais, lui’. Ça peut être le prétexte d’une rencontre entre des personnes qui ne se connaissent pas.

Vivante

Le magazine est imbriqué avec les autres activités organisées par le Service Seniors de Forest. L’un nourrit les autres et vice-versa. Atelier informatique, expression corporelle, création d’un film d’animation… “On a même postulé pour le prochain clip de Stromae ! On espère qu’on sera prises !”, nous souffle Christine, la mine réjouie. “Grâce à tout ça, je suis vivante, j’existe, je sers encore à quelque chose. Pour moi, c’est vital. Si, demain, on me dit que je ne peux plus venir, je serais déprimée. Ça va être gros ce que je vais dire, mais je serais prête au suicide.” Le regard et la parole francs…

On a même postulé pour le prochain clip de Stromae !

Parmi ces activités vitales, il y a donc aussi le foot en marchant. Au lendemain de la réunion de rédaction, Christine, Teri et les autres se retrouvent dans une salle de sport de Forest. Le coach, c’est Wouter, le responsable du service social de l’Union Saint-Gilloise. “Il est très bien, nous confie Teri, parce qu’il ne nous commande pas trop. A nos âges, ça n’irait pas !

Vincen Beekman photographie la joyeuse équipe.
Vincen Beekman photographie la joyeuse équipe. © Daphné Van Ossel

"On peut encore faire plein de choses"

Au programme aujourd’hui, entraînement, évidemment, et séance photo pour Amours & Sagesse. L’idée de Jeanne, évoquée la veille en réunion, c’est de pouvoir en faire un poster détachable. Vincen est là. Ce n’est pas son style de photo d’habitude, mais il se prête au jeu. On s’organise. On prend la pause. L’une ou l’autre canne part en l’air. On entonne : “Bruxelles, ma ville, je t’aime, je porte ton emblème, tes couleurs dans mon cœur. Et quand vient le week-end, au parc Duden, je chante pour mon club : allez l’Union, Ohohohohohoooo…” C’est l’hymne de l’Union Saint-Gilloise, dont certain(e) s connaissent surtout le ohohohoh.

Marie Jo est sur le banc. A 81 ans, elle récupère encore du Covid, et elle a une petite hémorragie à l’œil. Elle a déjà fait la couverture du magazine, et posé en maillot s’il vous plaît ! En regardant les autres se passer la balle, elle s’exclame : On n’a pas l’impression d’avoir 80 ans quand on fait ça !

Marie Jo
Marie Jo © Amour & Sagesse

Jocelyne, bon pied bon œil mais un petit peu mal aux hanches quand même, a déjà écrit un article sur le football, celui qu’elle a commencé à pratiquer dans les années 70, alors que le foot féminin débarquait à peine en compétitions officielles. Sur le bord du terrain, elle raconte qu’à un peu plus de cinquante ans, elle s’est fait virer de son boulot : “C’était une entreprise de mots croisés. Quand le sudoku est arrivé, ils ont commencé à virer les plus de 50 ans.” En ce sens, pour elle, le magazine est important “parce qu’il montre qu’on peut encore faire plein de choses”.

Dja Dja en bas à gauche, Christine en haut au milieu, Jocelyne en bas au milieu, Teri en haut à droite, et leurs coéquipiers du foot en marchand.
Dja Dja en bas à gauche, Christine en haut au milieu, Jocelyne en bas au milieu, Teri en haut à droite, et leurs coéquipiers du foot en marchand. © Vincen Beeckman

Jacqueline, dite “DjaDja” est là aussi, en maillot jaune “Union Foundation”, comme tout le monde. Jeanne l’a décrite comme “une ancienne juriste, trop bien. Un grand amour.” Après avoir manié le ballon, elle vient s’asseoir. Un peu émue, elle explique qu’elle prépare un article. Elle veut parler de la peine que l’on peut éprouver à l’heure de quitter sa maison : “Je suis en appartement, et je suis entourée, j’ai mes enfants, mais c’est difficile malgré tout : j’ai dû quitter ma maison, j’y étais depuis des dizaines d’années. C’est une vie en fait !

Senior et sans-papiers

Après l’entraînement, c’est Odette qui met sa casquette de journaliste. Elle doit dresser le portrait de Malika, une senior sans-papiers du quartier. Odette a gardé ses cheveux noirs et un léger accent portugais. Elle a déjà partagé dans les pages de la revue son expérience sur Tinder, mais elle n’a encore jamais fait d’interview. Bachir, un jeune réalisateur, et Houda, de l’équipe du Service Seniors de Forest, sont donc là pour l’aider à interroger Malika. Les articles s’écrivent souvent à plusieurs mains.

L’entretien se fait dans les locaux du Service Seniors. Chez Malika, c’est trop petit. Elle livre donc son histoire. Elle a 64 ans mais déjà l’air d’une sage. En Belgique depuis 2006, elle n’a toujours pas de papiers. “J’ai vécu à la gare du Midi et à la gare du Nord, se souvient-elle dans un arabe traduit par Houda. Je remercie la Belgique, parce que je peux me faire soigner ici. Mais je voudrais des papiers, ma vie est plus ici qu’au Maroc.”

Odette et Malika
Odette et Malika © Daphné Van Ossel

Elle est très émue, décrypte Bachir, parce que c’est la première fois que quelqu’un s’intéresse à elle.” L’équipe du Service Seniors compte bien essayer d’aider Malika. “C’est important d’avoir un suivi avec les personnes qu’on interviewe, dit Jeanne Boute. On ne veut pas juste les interviewer et puis ne pas savoir ce qu’ils deviennent.”

c’est la première fois que quelqu’un s’intéresse à elle.

La mort, forcément

“Même quand une personne meurt, on va l’accompagner dans la mort, organiser une cérémonie ou quelque chose. Parce que, forcément, les vieux meurent. Parmi ceux du premier numéro, il n’y a presque plus personne. Donc, on essaie aussi de montrer aux autres comment la mort est abordée, comment on peut les accompagner, et continuer à les faire vivre.” Celle que tout le monde surnommait Mama Pia, a ainsi été honorée dans les pages du journal.

Une photo des funérailles de Mama Pia, parue dans le dernier numéro d’Amour & Sagesse
Une photo des funérailles de Mama Pia, parue dans le dernier numéro d’Amour & Sagesse © Rozenn Quéré

Mais quand commence-t-on à se rapprocher de la mort ? Quand devient-on vieux, en fait ? A chacun sa réponse (voir Amour & Sagesse n°10). Moustafa, 89 ans : “Je ne suis jamais devenu vieux, ce sont les autres qui m’ont dit que j’étais vieux.” Marjorie : “Je suis vieille depuis que mes seins ne regardent plus le soleil mais le sable.” Eugénie, 75 ans : “J’ai été vieille, mais je suis redevenue jeune ! […] J’ai redécouvert la sexualité et le plaisir. Depuis, j’ai des amants.” Ariane, 87 ans : “Je suis vieille depuis que je me suis rendu compte que ma fille l’était aussi.

Ce sont les autres qui m’ont dit que j’étais vieux.

A la lecture du magazine, on sourit, on s’émeut, on s’émerveille, on découvre. On change de regard, surtout, sur ces “petits vieux” qu’on sera tous amenés à être un jour. “Agisme, la discrimination qui nous attend toutes et tous”, crie un autre calicot.

© Vincen Beeckman

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La revue Amour & Sagesse a été lancée en février 2019. Elle est tirée à 2500 exemplaires, et disponible dans des maisons médicales, des maisons de repos, des commerces de proximité mais aussi au musée Art et Marges, au Wiels, ou au Brass (Centre Culturel et la Maison des Cultures de Forest), et en ligne ici. Elle est aussi distribuée, avec la soupe, à des seniors à domicile. Depuis le premier confinement, son rythme de parution a été accéléré (dans la solitude de l’isolement, c’est devenu un lien vital), c’est désormais un trimestriel.

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