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Altercations lors d’une marche féministe : "Pour la première fois, je n'ai pas pu finir une manifestation"

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Par Camille Wernaers pour Les Grenades-RTBF

Le dimanche 28 novembre, une manifestation contre les violences faites aux femmes avait lieu à Bruxelles. Cette marche a rassemblé plusieurs milliers de personnes à l’appel de la plateforme Mirabal, composée de plus d’une centaine d’associations de la société civile.

Au cours du parcours cependant, une violente altercation s’est produite entre deux groupes participants à la manifestation. Le collectif Transfem Belgium relate les faits dans un communiqué : "[…] un groupe identifié comme TERF et abolitionniste a été reconnu […] Ce groupe s'est vu confronter pacifiquement mais fermement. Au cours de l'altercation, certain.es membres de notre groupe se fait.es agressé.es physiquement. Leur position transphobe et putophobe, affichée jusque dans leurs pancartes, n’ont rien à faire dans une manifestation contre les violences sexistes. Leur page instagram également déborde de terminologie classique terf […] Rapidement, l'ensemble des groupes présent lors de la marche ainsi que le service d'ordre a demandé au groupe TERF et SWERF de quitter le cortège."

Contacté à ce sujet, le bloc VNR, qui regroupe différentes associations et collectifs dont Transfem Belgium, n’a pas souhaité nous répondre mais explique préparer un communiqué plus long qui reviendra notamment sur les multiples discriminations que subissent les personnes transgenres.

Leur position transphobe et putophobe n’ont rien à faire dans une manifestation contre les violences sexistes

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Différents courants

Précisons d’emblée que terf est l'acronyme de Trans-exclusionary radical feminist et signifie transphobe ; swerf est l’acronyme de Sex Worker Exclusionary Radical Feminist, autrement dit : il désigne celles qui luttent contre la prostitution, qui ont des positions abolitionnistes.

Le féminisme étant un mouvement, et pas une idéologie, différents courants le traversent et parfois s’opposent, par exemple sur la question de la prostitution.

Adriana S. Thiago est membre du réseau européen des femmes migrantes et faisait partie de l’autre groupe pris dans l'altercation. Elle raconte : "Je suis venue manifester contre les violences faites aux femmes avec des amies, on n’était pas du tout un groupe organisé ou un collectif, juste des amies. Nous portions des pancartes à propos des pensions alimentaires et pour l’abolition de la prostitution. Personnellement, je portais une pancarte "Pornographie = ADN de la violence masculine". Il n’y avait aucun slogan transphobe, ou dirigé contre des personnes transgenres sur nos pancartes."


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"Nous étions à la fin de la marche et nous avons décidé d’avancer dans le cortège donc nous l’avons remonté sur le côté. A un moment, des gens ont commencé à nous barrer le passage et à dire "Non, vous ne passez pas ". Nous avons commencé à être encerclées et on a entendu des insultes et des cris. "Terf", "Cassez-vous". On nous faisait des doigts d’honneur. C’était la galère, on ne savait pas quoi faire. Des gens nous filmaient alors nous avons filmé aussi. Nous étions coincées. C’est là que j’ai commencé à pleurer."

J’ai reçu un coup de pied dans le dos. J’ai depuis porté plainte à la police. Je suis encore sous le choc

"J’ai eu peur"

Selon Adriana, une femme appartenant à Mirabal et assurant la sécurité de la marche s’est alors interposée entre les deux groupes. On la voit effectivement sur plusieurs vidéos. "Une des pancartes que portait une amie a été arrachée de ses mains et déchirée. On essayait de résister, de leur dire qu’il ne fallait pas nous agresser pour nos idées, qu’on était à une manifestation contre les violences faites aux femmes et que des femmes y étaient agressées ! Ces personnes chantaient "Solidarité avec les putes du monde entier", comme si, parce que nous luttons contre la prostitution, nous étions contre les personnes prostituées. Au contraire, nous militons avec elles ! Les personnes présentes n’ont pas souhaité dialoguer avec nous à ce sujet."

Sur une des vidéos, on peut voir Adriana portant sa pancarte. Soudain, un coup part vers elle, on entend plusieurs femmes crier. "J’ai reçu un coup de pied dans le dos. J’ai depuis porté plainte à la police. Je suis encore sous le choc. J’ai eu peur", explique-t-elle. "Mais je continue à penser que nous sommes légitimes dans ces marches. Je suis une femme d’origine étrangère et féministe, j’y ai ma place, je ne suis pas dangereuse. J’irai donc encore marcher malgré tout."

Une autre femme faisant partie du collectif de mamans célibataires Les Mères Veilleuses a témoigné sur les réseaux sociaux : "Moi, comme tant d'autres femmes avons connu des violences dans nos vies, et ce genre de moment est véritablement difficile à vivre : se faire agresser gratuitement, alors qu'on ne fait que marcher entre sœurs dans la rue, réactive nos traumatismes passés. […] En manifestation, il m'est forcément arrivée de voir des slogans que je n'aimais pas spécialement mais jamais je me permettrai ni de les commenter, ni d'être agressive envers celles qui les tiennent. Je n'accepte aucune violence. Ce qu'il s'est passé hier est d'une gravité sans nom. Je suis choquée par cette agression, je suis choquée d'avoir vu mes sœurs se faire agresser de la sorte. […] Ma pancarte sur les mamans solos était pour moi si importante à ce genre de manifestation. Le matin même, j'ai reçu des dizaines de messages de mamans qui me remerciaient d'être leur porte-parole. Pourtant je n'ai pas pu l'être comme je le voulais car j'ai eu peur pour mes amies, pour moi, pour mon jeune fils qui devait me rejoindre. Pour la première fois, je n'ai pas pu finir une manifestation. Ils ont donc réussi deux choses : me faire peur en nous brutalisant et me conforter plus que jamais dans l'envie de me battre contre toutes ces formes de violences et de les dénoncer. Je ne me tairai plus jamais."

"Nous avons été encerclées"

Ce n’est pas la seule altercation ce jour-là. A la fin de la marche, plusieurs membres de l’association féministe isala se regroupent dans la rue pour débriefer. "Nous sommes une association de soutien aux personnes prostituées, nous sommes sur le terrain en première ligne avec elles. Pour nous, il est important de renforcer la cohésion sociale de notre groupe, nous marchons donc souvent ensemble, nous participons à des manifestations. Nous étions une dizaines de femmes, dont certaines victimes de la prostitution", se souvient l’une des membre d’isala présente et qui souhaite rester anonyme.

"A un moment, l’une de nos pancartes, qui disait "Écoutez les survivantes" d’un côté et "Prostitution = exploitation" de l’autre, a été arrachée des mains d’une femme. Une personne l’a prise et s’est mise à courir. Nous étions un peu sous le choc car, quelques minutes avant, c’est une survivante de la prostitution qui tenait cette pancarte. Quel message cela aurait-il renvoyé à cette femme qui a elle-même subi des violences ?"


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Le groupe décide d’aller se réchauffer dans un café. "Et là, nous avons remarqué qu’un groupe nous suivait. En quelques secondes, nous avons été encerclées. Une personne nous criait dessus et une deuxième pancarte a été arrachée des mains de celle qui la portait. En réaction, une de mes collègues s’est mise à crier, car elle voulait rattraper la personne pour récupérer la pancarte mais le groupe l’empêchait de partir. A un moment, les choses se sont calmées et nous avons réussi à quitter les lieux", explique-t-elle.

Il m'est forcément arrivée de voir des slogans que je n'aimais pas spécialement mais jamais je me permettrai ni de les commenter, ni d'être agressive envers celles qui les tiennent

"Nos pancartes reflètent simplement l’analyse des membres d’isala : la prostitution est un système violent. Nous sommes assez stupéfaites de constater que des dynamiques violentes se reproduisent au sein même du cortège qui doit les dénoncer. Les violences masculines sont une réalité, de nombreuses femmes qui manifestent les ont subies, il s’y trouve des survivantes. Ce type d’intimidation en manifestation envoie un message clair : "Taisez-vous, vous n’avez pas votre place dans cette marche.""

"Rejet de l’abolitionnisme"

Une même analyse du système prostitutionnel (qui est différente de celle du courant réglementariste) lie les groupes qui racontent avoir été agressés lors de la manifestation. "Il y a un rejet de l’abolitionnisme. Tout ce que nous disons pourtant, c’est qu’il y a une grande majorité de femmes dans la prostitution et une majorité de femmes migrantes. C’est cela que l’on dénonce, ce système-là", précise Adriana S. Thiago, du réseau européen de femmes migrantes.

"Les personnes prostituées qui viennent nous voir racontent les violences des clients et des proxénètes, et aussi les violences de la société en générale, les insultes qu’elles reçoivent, les agressions des passants ou de la police. Cela impacte leur santé mentale et physique, leur rapport au monde. Nous avons en face de nous des femmes qui ont été fortement violentées et qui viennent chercher de l’aide. C’est important de dire qu’elles se trouvent dans une situation de non choix. Ce sont en majorité des femmes venant de l’Europe de l’Est, comme la Roumanie et la Bulgarie. Ce sont aussi des femmes qui viennent de minorités ethniques : des femmes roms ou turcophones, par exemple. Toutes les associations de terrain dans le monde entier vous le diront : les premières victimes de la prostitution, ce sont les filles et les femmes vulnérables et précarisées. Elles ont le droit de manifester, elles aussi !", souligne la membre de l’asbl isala.

Ce n’est pas la première fois que l’asbl isala est prise à partie en manifestation. Le 8 mars 2020, lors de la journée internationale pour les droits des femmes, un groupe de l’asbl isala a connu des soucis dans le cortège. "Il s’agissait de femmes survivantes de la prostitution qui manifestaient ce jour-là. Elles ont reçu des slogans assez violents de la part de personnes cagoulées et habillées en noir, comme : "Mort aux abolos fachos !" Il n’y a pas eu de réaction du groupe qui organisait cette marche, malgré le fait qu’on ait envoyé une lettre. Pour nous, ce ne sont pas des incidents isolés, de telles violences se produisent en manifestation à travers toute l’Europe, notamment en France, depuis quelques années. Cela n’est pas sans conséquence sur nous puisque nous nous rendons aux manifestations contre les violences faites aux femmes avec des réflexes qui n’ont pas lieu d’être dans de tels endroits : nous restons groupées, nous nous préparons à recevoir des insultes", remarque encore la membre d’isala.

Edit du 11 décembre : la plateforme Mirabal, organisatrice de la manifestation, a publié un communiqué au sujet des violences qui ont émaillé la marche, des violences qu'elles reconnaissent et condamnent. "Nous marquons notre soutien à toutes les personnes qui en ont été victimes. Nous tenons à rappeler que cette manifestation féministe appartient à toutes les victimes des violences patriarcales: les femmes cis hétéros comme les personnes LGBTQIA+, blanches ou racisées, avec ou sans papiers, avec ou sans emploi, valides ou en situation de handicap, jeunes ou vieilles, abolitionnistes ou réglementaristes", écrit Mirabal. 

"Chacun-e y a sa place légitime et a le droit de s'y sentir en sécurité sans avoir besoin pour cela d'agresser d'autres manifestant-e-s. Au-delà de ce qui s’est passé le 28 novembre, aucune expression de violence n'est tolérable entre nous, qu'elle soit verbale, comportementale et encore moins physique. Nous sommes, chacun-e et collectivement, responsables d'y veiller pour que cela ne se reproduise plus à l'avenir, c'est d'autant plus inacceptable au sein d'une manifestation contre les violences patriarcales", souligne la plateforme.

 

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Les Grenades-RTBF est un projet soutenu par la Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose des contenus d'actualité sous un prisme genre et féministe. Le projet a pour ambition de donner plus de voix aux femmes, sous-représentées dans les médias.

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