Adriana S. Thiago est membre du réseau européen des femmes migrantes et faisait partie de l’autre groupe pris dans l'altercation. Elle raconte : "Je suis venue manifester contre les violences faites aux femmes avec des amies, on n’était pas du tout un groupe organisé ou un collectif, juste des amies. Nous portions des pancartes à propos des pensions alimentaires et pour l’abolition de la prostitution. Personnellement, je portais une pancarte "Pornographie = ADN de la violence masculine". Il n’y avait aucun slogan transphobe, ou dirigé contre des personnes transgenres sur nos pancartes."
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"Nous étions à la fin de la marche et nous avons décidé d’avancer dans le cortège donc nous l’avons remonté sur le côté. A un moment, des gens ont commencé à nous barrer le passage et à dire "Non, vous ne passez pas ". Nous avons commencé à être encerclées et on a entendu des insultes et des cris. "Terf", "Cassez-vous". On nous faisait des doigts d’honneur. C’était la galère, on ne savait pas quoi faire. Des gens nous filmaient alors nous avons filmé aussi. Nous étions coincées. C’est là que j’ai commencé à pleurer."
J’ai reçu un coup de pied dans le dos. J’ai depuis porté plainte à la police. Je suis encore sous le choc
"J’ai eu peur"
Selon Adriana, une femme appartenant à Mirabal et assurant la sécurité de la marche s’est alors interposée entre les deux groupes. On la voit effectivement sur plusieurs vidéos. "Une des pancartes que portait une amie a été arrachée de ses mains et déchirée. On essayait de résister, de leur dire qu’il ne fallait pas nous agresser pour nos idées, qu’on était à une manifestation contre les violences faites aux femmes et que des femmes y étaient agressées ! Ces personnes chantaient "Solidarité avec les putes du monde entier", comme si, parce que nous luttons contre la prostitution, nous étions contre les personnes prostituées. Au contraire, nous militons avec elles ! Les personnes présentes n’ont pas souhaité dialoguer avec nous à ce sujet."
Sur une des vidéos, on peut voir Adriana portant sa pancarte. Soudain, un coup part vers elle, on entend plusieurs femmes crier. "J’ai reçu un coup de pied dans le dos. J’ai depuis porté plainte à la police. Je suis encore sous le choc. J’ai eu peur", explique-t-elle. "Mais je continue à penser que nous sommes légitimes dans ces marches. Je suis une femme d’origine étrangère et féministe, j’y ai ma place, je ne suis pas dangereuse. J’irai donc encore marcher malgré tout."
Une autre femme faisant partie du collectif de mamans célibataires Les Mères Veilleuses a témoigné sur les réseaux sociaux : "Moi, comme tant d'autres femmes avons connu des violences dans nos vies, et ce genre de moment est véritablement difficile à vivre : se faire agresser gratuitement, alors qu'on ne fait que marcher entre sœurs dans la rue, réactive nos traumatismes passés. […] En manifestation, il m'est forcément arrivée de voir des slogans que je n'aimais pas spécialement mais jamais je me permettrai ni de les commenter, ni d'être agressive envers celles qui les tiennent. Je n'accepte aucune violence. Ce qu'il s'est passé hier est d'une gravité sans nom. Je suis choquée par cette agression, je suis choquée d'avoir vu mes sœurs se faire agresser de la sorte. […] Ma pancarte sur les mamans solos était pour moi si importante à ce genre de manifestation. Le matin même, j'ai reçu des dizaines de messages de mamans qui me remerciaient d'être leur porte-parole. Pourtant je n'ai pas pu l'être comme je le voulais car j'ai eu peur pour mes amies, pour moi, pour mon jeune fils qui devait me rejoindre. Pour la première fois, je n'ai pas pu finir une manifestation. Ils ont donc réussi deux choses : me faire peur en nous brutalisant et me conforter plus que jamais dans l'envie de me battre contre toutes ces formes de violences et de les dénoncer. Je ne me tairai plus jamais."
"Nous avons été encerclées"
Ce n’est pas la seule altercation ce jour-là. A la fin de la marche, plusieurs membres de l’association féministe isala se regroupent dans la rue pour débriefer. "Nous sommes une association de soutien aux personnes prostituées, nous sommes sur le terrain en première ligne avec elles. Pour nous, il est important de renforcer la cohésion sociale de notre groupe, nous marchons donc souvent ensemble, nous participons à des manifestations. Nous étions une dizaines de femmes, dont certaines victimes de la prostitution", se souvient l’une des membre d’isala présente et qui souhaite rester anonyme.
"A un moment, l’une de nos pancartes, qui disait "Écoutez les survivantes" d’un côté et "Prostitution = exploitation" de l’autre, a été arrachée des mains d’une femme. Une personne l’a prise et s’est mise à courir. Nous étions un peu sous le choc car, quelques minutes avant, c’est une survivante de la prostitution qui tenait cette pancarte. Quel message cela aurait-il renvoyé à cette femme qui a elle-même subi des violences ?"
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Le groupe décide d’aller se réchauffer dans un café. "Et là, nous avons remarqué qu’un groupe nous suivait. En quelques secondes, nous avons été encerclées. Une personne nous criait dessus et une deuxième pancarte a été arrachée des mains de celle qui la portait. En réaction, une de mes collègues s’est mise à crier, car elle voulait rattraper la personne pour récupérer la pancarte mais le groupe l’empêchait de partir. A un moment, les choses se sont calmées et nous avons réussi à quitter les lieux", explique-t-elle.
Il m'est forcément arrivée de voir des slogans que je n'aimais pas spécialement mais jamais je me permettrai ni de les commenter, ni d'être agressive envers celles qui les tiennent
"Nos pancartes reflètent simplement l’analyse des membres d’isala : la prostitution est un système violent. Nous sommes assez stupéfaites de constater que des dynamiques violentes se reproduisent au sein même du cortège qui doit les dénoncer. Les violences masculines sont une réalité, de nombreuses femmes qui manifestent les ont subies, il s’y trouve des survivantes. Ce type d’intimidation en manifestation envoie un message clair : "Taisez-vous, vous n’avez pas votre place dans cette marche.""
"Rejet de l’abolitionnisme"
Une même analyse du système prostitutionnel (qui est différente de celle du courant réglementariste) lie les groupes qui racontent avoir été agressés lors de la manifestation. "Il y a un rejet de l’abolitionnisme. Tout ce que nous disons pourtant, c’est qu’il y a une grande majorité de femmes dans la prostitution et une majorité de femmes migrantes. C’est cela que l’on dénonce, ce système-là", précise Adriana S. Thiago, du réseau européen de femmes migrantes.
"Les personnes prostituées qui viennent nous voir racontent les violences des clients et des proxénètes, et aussi les violences de la société en générale, les insultes qu’elles reçoivent, les agressions des passants ou de la police. Cela impacte leur santé mentale et physique, leur rapport au monde. Nous avons en face de nous des femmes qui ont été fortement violentées et qui viennent chercher de l’aide. C’est important de dire qu’elles se trouvent dans une situation de non choix. Ce sont en majorité des femmes venant de l’Europe de l’Est, comme la Roumanie et la Bulgarie. Ce sont aussi des femmes qui viennent de minorités ethniques : des femmes roms ou turcophones, par exemple. Toutes les associations de terrain dans le monde entier vous le diront : les premières victimes de la prostitution, ce sont les filles et les femmes vulnérables et précarisées. Elles ont le droit de manifester, elles aussi !", souligne la membre de l’asbl isala.