Audrey Vanbrabant est journaliste indépendante depuis trois ans et fervente lectrice depuis qu’elle est en âge de déchiffrer les mots. Du plus loin qu’elle s’en souvienne, ce sont principalement des hommes qui ont constitué ses bibliothèques, les autrices étant souvent absentes des programmes scolaires et des remises de prix prestigieux. Il y a quelques mois, elle a constaté qu’elle ne lisait pratiquement plus que des femmes. Tous les mois, elle propose de découvrir une autrice belge et sa dernière œuvre. Bonne lecture !
L’histoire commence avec tellement d’images dans les mots que l’on a l’impression d’assister au début d’un film plutôt que d’un roman. Il est 23h12, nous sommes au cœur d’une station-service qui pourrait être n’importe où en Belgique. On la connaît cette aire de repos, on s’y est déjà tous et toutes arrêté.es à l’occasion d’un sandwich triangle ou d’un café.
"Ils sont quinze à se croiser, si on compte le cheval et le cadavre planqué à l’arrière d’un gros Hummer noir", écrit Adeline Dieudonné. Pour ce roman, l’autrice belge réussit le pari de proposer un second ouvrage à la hauteur du premier. Et le défi était grand tant, trois ans plus tôt, La vraie vie a eu un succès dépassant toutes attentes. 300.000 exemplaires écoulés, une adaptation au cinéma en préparation, une autre au théâtre déjà prête et dans l’attente de la réouverture des salles. Et puis deux dizaines de traductions et un succès hors-norme pour son autrice. Inutile de souligner que tout le monde attend Adeline Dieudonné sur ce deuxième bouquin. Moi comprise.
Kérozène, cet OLNI
Kérozène ce sont plusieurs histoires qui se croisent, un roman chorale comme on dit dans le jargon littéraire. Celle de Loïc, cyber harceleur à la masculinité toxique comme il faut, celle de Monica arrachée à sa maison pour être conduite dans un home par son petit-fils hypocondriaque. Et puis c’est aussi celle de Red Apple, un cheval au destin aussi tragique que fabuleux. Là est la première grande force de ce roman : ces personnages ultra-bien pensés, bien écrits, décrits et racontés. Rien n’est laissé aux clichés, personne n’est la caricature de ce qu’on pense être la société.
Adeline Dieudonné compose avec intelligence et réflexion pour proposer des héro.ïne.s intéressants aux vies à la fois hors-norme et tout à fait banales. D’ailleurs, Kérozène n’est pas vraiment un roman, ni même un recueil de nouvelles. C’est un "OLNI : objet littéraire non identifié", comme le présente son autrice. "Si c’était un recueil de nouvelles, les histoires n’auraient rien à voir entre elles. Or, dans Kérozène, les personnages se croisent, se rencontrent. Et puis ce n’est pas un roman parce qu’il n’y a pas d’unité d’action. C’est vraiment un ouvrage hybride."
Que brûlent les dominations
Et puis il y a aussi cette place qu’ont les animaux. Comme dans La vraie vie, où ils jouaient un rôle à part entière. Ce roman a quelque chose de presque politique (mais tous les livres ne le sont-ils pas ?). Adeline Dieudonné, y dénonce les dominations qui lui tordent le ventre. Celle des humain.es sur les animaux et sur la planète, des hommes sur les femmes, etc. À tel point, qu’il m’est arrivée de ne plus savoir si j’avais affaire à un personnage animal ou à un.e humain.e. Et c’est peut-être ça l’un des messages : quelle différence ? "Faire jouer un rôle aux animaux n’est pas une volonté intellectuelle. J’ai grandi à la campagne et ils ont toujours occupé une place importante. Je n’établis pas de frontières entre les humain.es et le reste du règne animal. Je suis horrifiée de ce qu’on leur fait subir, de cette domination que l’on exerce sur eux. Toutes les dominations sont liées et on n’en sortira pas tant qu’on ne se débarrassera pas de notre approche prédatrice."