Les Grenades

À l’écoute des médecins qui pratiquent les avortements : "C’est être humain, en fait"

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Par Sandrine Guilleaume*, une chronique pour Les Grenades

Cet article est le résumé d’un mémoire, ce travail de recherche universitaire est publié en partenariat avec le master Genre.

"Les collègues, à l’ancienne maison médicale, quand je revenais du planning familial, ils me demandaient : 'Ça a été ? C’était pas trop dur ?' Non mais ça va, j’ai pas tué des bébés ce matin, on se calme".

Voilà ce que peut vivre une généraliste qui pratique des interruptions volontaires de grossesse (IVG) aujourd’hui en Belgique. Elle le dit elle-même : elle ne veut pas "trop dédramatiser". Mais elle refuse aussi l’injonction absolue au drame. Car, en 2022, l’avortement reste tabou jusque dans les cabinets médicaux. D’où ce besoin exprimé par cet autre praticien : "L’avortement doit être reconnu comme un acte médical comme un autre, un besoin de santé publique. Parce que ça dédramatisera l’IVG".

Un risque de pénurie

C’est indéniable, le stigmate lié à l’avortement impacte les médecins belges qui le pratiquent. Conséquence : le risque de pénurie est bien réel. La Fédération laïque de Centres de planning familial (FLCPF) a calculé en 2019 que 25% des médecins exerçant dans ses centres seront retraité·es dans un avenir proche. Mal rémunérée, dévalorisée tant médicalement que symboliquement, la pratique n’est pas attractive sur les bancs universitaires. "Y a juste à regarder comment on est dragué·es par les plannings pour qu’on vienne travailler chez eux", pointe cette jeune médecin.

Elle ne mâche pas ses mots : elle aurait pu travailler à temps plein en planning familial "en claquant des doigts". Le manque d’engagement idéologique des médecins des années 1990-2000 est pointé comme responsable. Une généraliste de cette génération souligne qu’elle est la seule de sa promotion à pratiquer des IVG : "Pas qu’ils soient contre, mais c’est toujours le même discours : 'Moi je ne pourrais pas, mais c’est bien que tu le fasses !'".

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Pas d’argent. Pas de gloire. Pas de reconnaissance professionnelle. Alors, qu’est-ce qui motive les généralistes et gynécologues des centres de planning à pratiquer l’IVG ? Pourquoi s’engagent-ils et elles ? C’est la question centrale de mon mémoire. La stigmatisation de la pratique leur demande-t-elle d’être des médecins militant·es ? Ou empêche-t-elle l’IVG d’être reconnue comme un acte médical extrêmement normal ? Car c’est le cas : on en pratique près de 20.000 par an en Belgique.

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Garant·es de l’ordre moral ?

La médicalisation de l’IVG est le fruit d’une histoire, elle-même intimement liée à son interdiction. Et on sait que les médecins ont joué un rôle décisif, aux côtés des collectifs féministes, dans la lutte pour la dépénalisation de l’avortement. Leurs actions de désobéissance civile ont frappé les esprits dans les années 1970 et 1980.

Mais, très vite, dès la dépénalisation partielle de 1990, de nombreuses précautions légales sont mises en place face à la crainte des partis conservateurs de voir une multiplication exponentielle des IVG. C’est ainsi qu’est érigée la figure du médecin comme garant moral de la pratique. La clause de conscience lui permettant de refuser de participer à une IVG en vertu de ses convictions personnelles en est l’un des mécanismes

Les médecins pratiquant·es héritent de cette idéologie. Tout en essayant de s’en libérer. La tension entre les deux est souvent palpable dans leurs discours. Certains points clivants, comme les IVG plurielles, peuvent mettre les médecins mal à l’aise. Une généraliste confirme : "Il y a des cas parfois un peu plus extrêmes avec des patientes qui ont déjà fait 7, 8 interruptions, et là c’est vrai qu’on se pose peut-être plus de questions…". Pour un autre, "la difficulté consiste à trouver le juste milieu entre un accompagnement humain et un refus de demander des justifications".

Difficile parfois de faire coïncider sensibilité et obligations légales. La contraception des femmes qui souhaitent avorter, par exemple, doit selon la loi être questionnée par le ou la médecin. Certain·es s’y conforment spontanément : "On aime bien mettre une pilule en route si c’est possible". Un autre médecin estime que le sujet de la contraception "devrait prendre vraiment beaucoup de place, et plus de place" dans la prise en charge.

Or, ce n’est pas parce que la contraception est davantage promue, accessible et utilisée que le taux d’avortement régresse. Les études féministes ont montré qu’il s’agit d’un préjugé qui ne correspond ni à la réalité statistique ni à la vie des femmes. En Belgique, 58% des grossesses non prévues surviennent chez des femmes utilisant déjà une contraception.

L’avortement doit être reconnu comme un acte médical comme un autre, un besoin de santé publique.

À d’autres endroits, les médecins interrogé·es sortent largement du cadre de surveillance qui leur est imposé. La plupart mettent par exemple en place des stratégies pour contourner le délai de six jours, "dit de réflexion", entre la première consultation et l’interruption de grossesse. Car la mesure est, dans tous les cas, jugée infantilisante. "Les femmes, quand elles viennent et qu’elles ont pris rendez-vous, elles n’ont pas découvert la grossesse une demi-heure plus tôt : on ne doit pas décider à leur place que six jours plus tard, elles auront réfléchi", appuie cette généraliste.

Ainsi, les médecins interrogé·es privilégient un accompagnement bienveillant. C’est l’idée du "devoir de médecin", un engagement fort qui préexiste souvent à leur pratique de l’IVG. C’est aussi un pied de nez au paternalisme et aux risques de sanctions pénales. Qui, rappelons-le, peuvent toujours aller jusqu’à des peines de prison.

Un côté badass

Voilà pour le cadre feutré du cabinet médical. Mais qu’en est-il en public ? Les médecins en parlent-ils et elles facilement dans leurs cercles de connaissances ? Pas toujours, si l’on en croit ce généraliste : "Il y a toujours des gens qui disent 'Interrompre une grossesse, c’est pas rien"… Il faut toujours se défendre, se justifier, ça ne passe pas comme une lettre à la poste".

Le tabou reste omniprésent. Cette autre praticienne fait état des mêmes réactions, mais c’est surtout l’occasion pour elle de communiquer sa joie d’exercer son métier : "Le truc qui sort toujours, c’est 'Oh ça, ça doit être dur !". Et moi je dis 'Non c’est juste merveilleux, en fait !' C’est merveilleux de pouvoir accompagner les femmes, de pouvoir faire ça pour elles".

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La valorisation vient même parfois de l’extérieur, surtout chez les jeunes médecins : "Ma sœur dit parfois : 'Ma sœur, elle fait des IVG !'. Il y a peut-être un petit côté badass ". Un sentiment allant croissant auprès de la génération post-MeToo. Mais même quand les praticien·nes sont médiatisé·es, la défense de l’avortement semble toujours aussi douloureuse : "C’est dur d’aller défendre des trucs comme ça. J’ai eu notamment des menaces. À un moment, j’ai même eu peur".

Le militantisme pour l’avortement prend peut-être encore une coloration plus délicate aujourd’hui, avec la montée en puissance des mouvements réactionnaires. Rappelons qu’en 2020, la proposition de loi visant à étendre de 12 à 18 semaines le délai autorisé pour une IVG a été renvoyée quatre fois devant le Conseil d’État. Une impasse parlementaire inédite. Avant d’être évacuée dans les négociations en vue de former la coalition Vivaldi : en septembre 2020, la loi IVG était renvoyée en Commission Justice de la Chambre.

Enfin, les praticien·nes se disent-ils et elles féministes ? Dans leurs discours, cet engagement ne dit pas toujours son nom. "Ce n’est pas uniquement féministe, c’est être humain, en fait". Mais il semble identifiable dans leurs pratiques. En effet, les témoins interrogé·es créent une rupture avec le modèle du médecin prescriptif tout-puissant. Ils et elles s’affranchissent des mécanismes de surveillance, favorisent une relation d’aide et de soin à leurs patientes. "Il y a des gens qui considèrent qu’ils ne sont pas féministes mais ont un discours tout à fait féministe. Moi, je me sens engagée, mais sans avoir l’impression de porter le mouvement", souligne une praticienne.

En fin de compte, au-delà des étiquettes, les médecins ont le pouvoir de participer activement à la reconnaissance de l’IVG comme un droit de santé publique, ni plus ni moins. "Pour moi, c’est être citoyen. C’est la base".

Affaire Peers : "Il y a, aujourd’hui, une guerre culturelle sur la question de l’avortement" – L’histoire continue

*Romaniste de formation, Sandrine Guilleaume est diplômée du Master en études de genre (2019-2020). Dans ce cadre, elle a publié un mémoire-stage intitulé "Avortement : corps médical et corps des femmes. Une question d’engagement féministe ?", sous la direction de Mona Claro. Elle a fait son stage à la Fédération laïque de Centres de planning familial. Ce mémoire a reçu le prix du Comité femmes et sciences de l’ARES en 2021.

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