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6 mois après le début de la guerre en Ukraine, comment le conflit a modifié l’ordre mondial

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Par Daphné Van Ossel

Il est sans doute trop tôt pour discerner à quel point la guerre en Ukraine aura bouleversé l’ordre mondial. Il faudra pour cela le recul de l’histoire. Mais ce conflit a sans aucun doute engendré un séisme géopolitique. Le dessous des cartes se redessine. Michel Liégeois, professeur de relations internationales à l’UCLouvain, et Tanguy Struye, directeur du Centre des crises et conflits internationaux (UCLouvain) et professeur à l’Ecole royale militaire, nous aident à les lire, en cinq points.

Militarisation

Changement de cap pour l’Allemagne : son gouvernement a annoncé qu’il investira 100 milliards d’euros sur une période de 5 ans pour moderniser son armée. Nos voisins d’outre-Rhin ne sont pas les seuls. Chez nous, par exemple, le budget de la Défense a aussi augmenté : il atteindra 1.54% du PIB entre 2025 et 2030 (contre 1.07% en 2021), avec, normalement, les 2% dans le viseur pour 2035 (à certaines conditions).

La guerre en Ukraine a poussé une série de pays à gonfler la bourse de leur armée. Elle a aussi poussé des pays traditionnellement pacifistes comme la Suède et la Finlande dans les bras de l’Otan.

Michel Liégeois : "Il y a, au niveau des politiques de défense, une série de digues qui ont sauté. Qui aurait pu imaginer que la Suède et la Finlande seraient candidates à une adhésion à l’Otan, qui aurait pu imaginer que l’Union européenne accepterait de financer des achats d’armes ? C’est la fin des fameux dividendes de la paix qui ont permis de sous-investir dans la défense en Europe."

Tanguy Struye : "Il y a une nouvelle course à l’armement au niveau européen. Les Européens ont été très naïfs, ils ont trop délaissé les questions de défense. On est maintenant dans une logique de rattrapage. Le problème c’est qu’on ne verra le résultat de ces investissements qu’en 2025-2030, donc on reste vulnérables pendant les 5-6 ans à venir."

Regain de l’OTAN

Le pendant de cette militarisation, c’est le regain de l’Otan, sorti de son "état de mort cérébral" (comme le décrivait Emmanuel Macron en 2019). Vladimir Poutine a en quelque sorte "reboosté" son adversaire.

Michel Liégeois : "L’Otan manquait de souffle, peinait à faire respecter les engagements des pays à investir dans la défense. Maintenant, il n’y a plus besoin de convaincre qu’il faut investir dans la défense et que l’Otan est un cadre irremplaçable pour constituer une alliance susceptible d’équilibrer les menaces les plus graves."

Tanguy Struye : "L’Otan est renforcé, le pilier européen au sein de l’Otan est renforcé. C’est positif pour ceux qui défendent une vision transatlantique, par contre pour ceux qui défendaient une Europe indépendante de l’Otan, ce n’est pas pour demain… D’ailleurs, dans ces matières-là, les pays d’Europe de l’Est comptent beaucoup plus sur les Etats-Unis que sur les pays d’Europe de l’Ouest."

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Réveil de l’Union européenne

Un sursaut, un réveil… l’UE s’est ressaisie. Elle a réussi à parler d’une seule voix pour imposer des sanctions à la Russie.

Michel Liégeois : "C’est un sursaut, mais c’est assez classique en période de crise. On a vu ça pendant la crise financière de 2008, on l’a vu pendant la pandémie, et on le voit à nouveau maintenant, à deux niveaux. Au niveau politique, les pays européens se mobilisent pour soutenir l’Ukraine, avec le financement de l’achat d’armes qui est un pas important pour l’UE. Au niveau énergétique, la commission joue un rôle essentiel dans le pilotage de la transition énergétique via le Green Deal, et dans l’avance à marche forcée vers l’autonomie stratégique vis-à-vis des ressources énergétiques russes."

Tanguy Struye : "Le problème, c’est qu’il va falloir tenir sur la longueur. La question énergétique risque de diviser. Et par ailleurs, il faudra concilier la vision des pays d’Europe de l’Est, qui ont une certaine revanche à prendre sur la Russie, et celle de Paris et Berlin, qui sont plus favorables à la négociation avec la Russie."

“Retour” de l’Oncle Sam en Europe

Les Etats-Unis s’étaient peu à peu désintéressés de l’Europe, déjà sous Obama, et encore plus sous l’ère Trump. La crise ukrainienne les a forcés à tourner leur regard vers le vieux continent. Ils fournissent une aide colossale de 40 milliards de dollars à l’Ukraine, et lui livrent du matériel militaire. Ils ont également renforcé leur position en Europe de l’Est, passant de 60.000 à 100.000 hommes.

Michel Liégeois : "Les Etats-Unis doivent veiller à maintenir un rapport de force politique, stratégique et militaire pour contenir les ambitions chinoises (notamment sur Taïwan). Leur attention était tournée vers ces problématiques-là, l’invasion de l’Ukraine est venue à contretemps par rapport au redéploiement stratégique en cours. Ils ont dû redéployer leurs capacités militaires en Europe. Ce n’était pas dans leur intention de devoir revenir si vite."

Tanguy Struye : "C’est plus une obligation qu’une volonté, leur priorité continue d’être la Chine."

Isolement de la Russie ?

Tanguy Struye : "La Russie n’est pas si isolée que ça. C’est l’image qu’on en a en Occident. Les votes à l’assemblée générale de l’ONU sont intéressants à ce niveau-là : de nombreux se sont abstenus lors du vote sur la résolution condamnant la guerre en Ukraine (voir carte ci-dessous). Il est aussi intéressant de regarder les pays qui ne participent pas aux sanctions : le Brésil, l’Inde, la Chine, l’Afrique du Sud, la Turquie, Israël… la majorité du monde n’y participe pas. La Russie peut continuer à fréquenter près de 120 ou 130 pays !"

Michel Liégeois : "Pour moi, la Russie est isolée. La définition de l’isolement c’est le fait de ne pas avoir d’alliés. L’abstention d’une série de pays lors du vote à l’ONU n’en fait pas des alliés. Ils veulent surtout ne pas apparaître comme des vassaux des pays occidentaux. Si on regarde qui a voté contre, ce sont des états parias (5 pays ont voté contre : : la Russie, la Biélorussie, la Corée du Nord, l’Erythrée et la Syrie, ndlr)."

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Tangue Struye : "Il faut aussi évoquer la Chine. Officiellement, elle est non alignée, mais quand on analyse les comptes Twitter, les discours des diplomates etc., ils prennent clairement position pour la Russie. En Ukraine, se joue aussi la volonté de remettre en question l’ordre mondial dominé par l’Occident, de l’isoler sur la scène internationale et de proposer une alternative. Or, la Chine défend cette alternative depuis des années."

Michel Liégeois : "La Chine cherche une troisième voie. Elle ne peut pas afficher un soutien plein et entier de la Russie, parce qu’elle dénonce habituellement toute ingérence dans les affaires d’un Etat. En même temps, elle veut apparaître comme une alternative à la domination occidentale, ce qui suppose de critiquer l’action des Occidentaux. Cela implique de reprendre une partie de la rhétorique poutinienne selon laquelle l’invasion de l’Ukraine est une réponse légitime à l’expansion continue de l’Otan. Mais on n’a pas vu non plus la Chine mobiliser des moyens considérables pour aider la Russie à gagner la guerre."

Tanguy Struye : "Au-delà de la question de l’isolement de la Russie, ce qui sera intéressant à observer, c’est son action dans les Balkans et dans le Caucase. Ce sont des Etats tampons, qui ne sont ni membres de l’Otan ni membres de l’UE, où la Russie pourrait encore alimenter des crises, nourrir l’instabilité, aux dépens de l’Europe."

De nouvelles alliances énergétiques

Américains et Européens (surtout) cherchent des alternatives au gaz et au pétrole russe. L’Allemagne, par exemple, tente de convaincre le Canada de lui livrer du gaz. Mais il faudra probablement se tourner vers d’autres pays, moins consensuels.

Tanguy Struye : "Quelles sont les alternatives ? Les pays du Golfe, le Venezuela pour le pétrole par exemple, ou des pays qui disposent des matières premières nécessaires aux énergies vertes, comme le lithium ou les terres rares, qui sont contrôlés par la Chine. Donc, il y a d’une part le risque de devoir faire abstraction des droits de l’homme en faisant appel à des régimes autoritaires, et d’autre part le risque de tomber dans une autre dépendance, par rapport à la Chine cette fois."

Michel Liégeois : "Ces nouveaux enjeux énergétiques ont déjà eu des implications géopolitiques. La plus visible est l’accélération des discussions sur un nouvel accord nucléaire avec l’Iran. Dès les premières sanctions occidentales, la Russie a commencé à mettre des bâtons dans les roues dans un accord qui était imminent avec l’Iran, parce que la conclusion d’un accord aurait permis une levée des sanctions contre l’Iran, et donc le retour du pétrole iranien sur les marchés. A l’inverse, les Etats-Unis avaient tendance à accélérer les choses pour des raisons diamétralement opposées."

Sujet JT du 23 août 2022

Ukraine / pas le scénario espéré par la Russie

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